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Comment je compense ma perte auditive : ma vie de professeur Tournesol

Comment gérer sa perte auditive quand on est une personne atteinte de surdité ? Par la lecture labiale, le recours à des appareils auditifs, aussi par une certaine adaptabilité, témoigne Thomas Marissal, lui-même sourd et chercheur en neurosciences. La compensation reste partielle, mais l’important est de garder son sens de l’humour ! résume le chercheur

Par Thomas Marissal, Chargé de recherches, Institut de Neurobiologie, Aix-Marseille Université (AMU)


Avez-vous déjà essayé de vous bander les yeux puis de lécher un tableau afin d’en deviner les couleurs et les formes ? Vous êtes-vous déjà pincé le nez avant de poser un vieux camembert sur vos oreilles pour le renifler ? Peut-être trouvez-vous que ces questions sont extraites d’un esprit farfelu, voire un peu dérangé ?

Et pourtant, j’utilise tous les jours mes sens à contre-emploi. Et je vous assure que ma santé mentale n’est pas en cause ! En effet, je suis sourd profond de naissance et, j’écoute avec les yeux, pendant que mes oreilles ont une fonction principalement décorative.

Il existe de nombreuses formes de surdité qui peuvent être dues à un défaut au niveau de l’organe sensoriel ou du cerveau. Dans mon cas, c’est dans la partie la plus interne des oreilles que se situe le problème, dans une structure en escargot appelée la cochlée.

En temps normal, cette dernière transforme le son en signal compréhensible pour le cerveau, comme une sorte de traducteur. Chez moi, la cochlée ne remplit plus sa fonction. Elle traduit le français en yaourt ! Résultat : 90 dB de perte auditive.

L’oreille est divisé en trois parties : externe, moyenne et interne
Les différentes structures de l’oreille externe, moyenne et interne. Aparna Arasaratnam, CC BY-SA

Pour vous figurer ce que ça représente, sachez que 90 décibels correspondent au niveau sonore produit par une trompette. Avec un tel déficit auditif, vous pourrez souffler aussi fort que possible, pas moyen de me réveiller au son du cor : le bruit produit par l’instrument est en deçà de mon seuil de perception.

« Entendre » par la lecture labiale et des appareils auditifs

En effet, si mes oreilles fonctionnent mal, mes yeux vont bien. Enfin presque, car je suis aussi daltonien. Pour rappel, le daltonisme altère la vision des couleurs notamment le rouge et le vert.

Je sais, je les cumule… Toutefois, malgré ce léger souci dans la réception de la couleur, ma vue est plutôt bonne. Et celle-ci me sert pour lire sur vos lèvres pendant que vous parlez.

Alors comment fonctionne-t-elle, cette lecture labiale ? Elle permet aux sourds de distinguer les images de 12 phonèmes sur les 36 qui existent dans la langue française.

Seule, elle ne suffit pas. Mais en complément des sons que nous percevons, de l’interprétation du contexte, et de ce contexte, elle fait largement l’affaire. Et le son, qu’il soit perçu par mes oreilles ou par mes yeux, c’est bien mon cortex auditif qui le traite.

Tenez, voici un exemple dans la vie de tous les jours pour illustrer ce paradoxe : si mon fils de 5 ans me parle alors que je ne porte pas mes appareils auditifs, je ne perçois aucun son franchir ses lèvres.

Mais c’est pourtant bien SA voix que je perçois dans mon crâne quand je décrypte le mouvement de sa bouche. Et c’est toujours le son de SA voix qui restera gravée dans ma mémoire quand je me souviendrais de cette conversation inaudible avec lui. Du moins, la façon altérée dont j’entends son timbre quand je porte mes appareils auditifs.

Pour compenser ma mauvaise perception des sons, mes appareils auditifs, issus d’une technologie de pointe, ne font pas qu’amplifier, ils transforment ces sons que j’entends le moins en sons que j’entends le mieux, généralement plus graves.

Par conséquent, la façon dont ma femme et moi percevons la voix de notre fils est aussi différente que la façon dont nous voyons la couleur verte. En résumé, je suis aussi un peu daltonien des oreilles…

Quand le cortex auditif traite des informations… visuelles

Mon cerveau s’adapte comme il peut à la situation. Il bricole, fait preuve de plasticité. La plasticité cérébrale, c’est quoi ? Cela peut désigner un phénomène de compensation mis en place par le cerveau pour contrebalancer une information manquante.

L’un des cas les plus spectaculaires est celui de Evelyn Glennie : sourde depuis ses 12 ans et musicienne virtuose, elle affirme ressentir les sons via des vibrations au niveau de son corps.

Toutefois, nous avons tous la capacité d’apprendre de nos expériences : la plasticité cérébrale n’est pas réservée aux personnes handicapées. À ce propos, je tiens à rectifier un préjugé assez répandu : ce n’est pas forcément parce qu’on possède un sens déficient que tous les autres sont hyperdéveloppés.

L’adaptabilité des personnes sourdes : vu à la télé !

Dans les films ou les séries, on trouve le plus souvent des personnages malvoyants dotés d’une ouïe hors du commun. L’un des plus connus est « Daredevil », le super-héros aveugle des comics américains « Marvel ».

Nous les sourds, nous avons notre propre super-héroïne : Sue Thomas, l’œil du FBI qui, dans la série éponyme, a perdu l’ouïe très jeune. Lors du premier épisode, on la voit rentrer au FBI, très fière. Puis, elle déchante quand elle réalise qu’elle n’a été engagée que pour remplir les quotas de personnes handicapées et que la prestigieuse institution ne lui réserve qu’un travail subalterne.

Heureusement, Bobby le beau gosse se rend vite compte qu’elle est dotée d’un talent hors norme : une excellente lecture sur les lèvres qui lui permet de comprendre les gens situés très loin. Cette aptitude s’avère très pratique pour arrêter les méchants et découvrir que la femme de Bobby le trompe.

Dans la réalité, presque personne n’est aussi fort que Sue Thomas. Moi, pour bien lire sur les lèvres, il faut que je sois situé bien en face de mon interlocuteur, non loin de lui. Je suis très vite paumé si plusieurs personnes me parlent en même temps.

Travailler plus dur pour le même résultat

Comme je l’ai écrit plus tôt, la lecture labiale ne suffit pas. Je ne compense que très partiellement la perte d’audition avec mes yeux. De plus, c’est très dur pour moi d’apprécier la musique : elle ne se voit pas. De même, je suis incapable d’identifier le moindre air connu, pas même « la Marseillaise ».

De plus, de manière générale, quand je m’investis dans une tâche, je dois travailler beaucoup plus dur pour arriver au même résultat. Ce n’est pas propre à ma personne, c’est même un phénomène documenté chez les personnes handicapées que l’on appelle le « crip time ». Pour illustrer la charge de temps perdu à cause mon handicap, je vais vous donner l’exemple de l’anglais, que je dois maîtriser couramment dans mon métier de chercheur.

Cette langue, j’ai dû l’apprendre trois fois : à l’écrit, à l’oral et en lecture labiale. Et pour corser les choses, j’ai remarqué que les mouvements des lèvres ne sont pas du tout à fait les mêmes si la personne est américaine, anglaise ou… Chewbacca de « Star Wars ».

Muscler les zones cérébrales responsables de la parole

Ma scolarité n’a pas toujours été une promenade de santé, ni pour suivre les cours (« Le prof a-t-il parlé d’enthalpie ou bien d’entropie ? ») ni pour fraterniser avec les filles (Jessica a-t-elle dit « Je veux que tu m’embrasses » ou bien « Je veux que tu nages la brasse » ?). Et là, il a fallu que j’apprenne à mieux lire le contexte (il n’y avait pas de piscine à proximité de Jessica).

Je crois qu’un déclic s’est produit vers 20 ans. Lors d’une fête, je fus forcé de chanter en public. Alors que je craignais le bide, tout le monde s’est levé pour m’accompagner. J’ai réalisé que si j’ouvrais ma bouche, il pouvait se passer des trucs cool que je contrôlais. J’ai donc décidé de remiser au placard ma timidité maladive aggravée par ma surdité et… je suis devenu un grand bavard.

La stratégie est simple : plus je parle, moins je laisse la possibilité aux autres d’en placer une. Ainsi, je diminue mes chances de ne pas entendre. C’est peut-être la forme de plasticité qui me caractérise le mieux : avoir décidé de prendre le contrôle de la communication autour de moi et de « muscler » mes zones cérébrales responsables de la parole.

En fait, je n’ai rien inventé : on sait que la capacité du langage (qui implique des régions du cerveau telles que le gyrus supérieur temporal) n’est pas innée. Ainsi, que l’on soit sourd ou non, que l’on perçoive les mots avec les oreilles ou les yeux, il semble qu’il faut pratiquer depuis le plus jeune âge pour développer ses aptitudes à jacasser sans fin.

Certes, j’ai peut-être aussi un peu trop forcé sur les aires du cerveau responsables de l’humour de mauvais goût. Mais c’est une autre histoire !

Cet article est paru intialement dans The Conversation.

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