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Expertise & Experts – épisode 5 : être heureux d’avoir tort ? l’humilité intellectuelle, un prérequis

Note de la rédaction : impossible dans cette saga bien entamée de ne pas aborder un besoin, une nécessité pour tout expert qui se respecte : l’humilité intellectuelle. Pour ce sujet et pour changer, nous avons choisi une intervention … d’expert externe. Cet article a notamment l’intérêt de s’adresser à tous en expliquant pourquoi tout le monde a intérêt à cultiver l’humilité

par Daryl Van Tongeren, professeur associé de Psychologie, Hope College, Pays-Bas

Mark Twain a déclaré de façon apocryphe : « Je suis en faveur du progrès ; c’est le changement que je n’aime pas. »
Cette citation souligne, en toute éloquence la tendance des humains à désirer la croissance tout en nourrissant une forte résistance au dur labeur qui l’accompagne. Je peux certainement m’identifier à ce sentiment.

J’ai été élevé dans un foyer évangélique conservateur. Comme beaucoup de ceux qui ont grandi dans un environnement similaire, j’ai appris un ensemble de croyances religieuses qui ont façonné ma compréhension de moi-même et du monde qui m’entoure. On m’a enseigné que Dieu était aimant et puissant et que ses fidèles sont protégés. On m’a enseigné que le monde était juste et que Dieu est bon. Le monde semblait simple et prévisible, et par-dessus tout, sûr.

Ces croyances ont été brisées lorsque mon frère est décédé de manière inattendue lorsque j’avais 27 ans. Sa mort à l’âge de 34 ans alors qu’il était père de trois jeunes enfants, a été un choc pour notre famille et notre communauté. Il a fallu faire face à la douleur ; ainsi qu’à certaines de mes convictions les plus profondes, remises en question. Dieu ne serait-il en réalité ni bon ni puissant ? Pourquoi Dieu n’a-t-il pas sauvé mon frère, père et mari aimant et bon ? Et à quel point l’univers est-il injuste, indifférent et aléatoire ?

Cette perte profonde a constitué le point de départ d’une période où j’ai remis en question toutes mes croyances à la lumière de mes expériences personnelles. Il a fallu un temps considérable et l’aide d’un thérapeute exemplaire pour que je reconsidère ma vision du monde de manière authentique. J’ai changé d’avis sur beaucoup de choses. Le processus n’a certainement pas été agréable. Il a fallu plus de nuits blanches que je ne souhaiterais m’en souvenir, mais cela a abouti à la révision de certaines de mes croyances fondamentales.

À l’époque, je ne m’en suis pas rendu compte, mais cette expérience relève de ce que les chercheurs en sciences sociales appellent l’humilité intellectuelle. Honnêtement, c’est probablement en grande partie la raison pour laquelle je m’intéresse tant à son étude en tant que professeur de psychologie. L’humilité intellectuelle fait l’objet d’une attention croissante et apparaît être d’une importance cruciale pour notre époque culturelle où il est plus courant de défendre sa position que de changer d’avis.

Ce que signifie l’humilité intellectuelle

L’humilité intellectuelle, c’est une forme particulière d’humilité liée aux croyances, aux idées ou aux visions du monde. Il ne s’agit pas seulement de croyances religieuses, mais aussi d’opinions politiques, d’attitudes sociales diverses, de domaines de connaissance ou d’expertise ou de toute autre conviction forte. Elle comporte des dimensions internes et externes.

Au fond de soi-même, l’humilité intellectuelle implique de prendre conscience et s’approprier les limites et les préjugés sur ce que l’on sait et la manière dont on le sait. Elle exige une volonté de réviser son point de vue à la lumière de preuves solides.

Sur le plan interpersonnel, l’humilité intellectuelle implique de maîtriser son ego afin de pouvoir présenter ses idées de manière modeste et respectueuse. Il s’agit ici de présenter ses convictions sans se placer sur la défensive et d’admettre que l’on a tort. Elle implique de montrer que l’on se soucie davantage d’apprendre et de préserver les relations que d’avoir « raison » ou de faire preuve de supériorité intellectuelle.

Une autre façon de concevoir l’humilité, intellectuelle ou autre, est d’être dans un dimensionnement adéquat pour une situation donnée : pas trop grand (ce qui est de l’arrogance), mais pas non plus trop petit (ce qui est de l’autodépréciation).

Avoir confiance dans son domaine d’expertise est différent que penser que l’on sait tout sur tout. Crédit photo : Andrej Lišakov

Je connais assez bien la psychologie, mais peu l’opéra. Lorsque je suis dans un cadre professionnel, je peux profiter de l’expertise que j’ai acquise au fil des ans. Mais lorsque je me rends à l’opéra avec des amis plus cultivés, je devrais écouter et poser davantage de questions plutôt que de faire état avec grande assurance de mon opinion très peu informée.

Les quatre principaux aspects de l’humilité intellectuelle sont les suivants :

  • Ouverture d’esprit, en évitant le dogmatisme et en étant prêt à réviser ses croyances
  • Curiosité, recherche de nouvelles idées, de moyens de se développer et de se perfectionner, et de changer d’avis pour se mettre en phase sur la base de preuves solides
  • Réalisme, ce qui passe par admettre ses défauts et ses limites et voir le monde tel qu’il est plutôt que tel qu’on voudrait qu’il soit
  • Capacité d’apprentissage à capacité à réagir sans se mettre sur la défensive et à changer son comportement pour s’aligner sur de nouvelles connaissances

L’humilité intellectuelle est fréquemment une tâche ardue, surtout lorsque les enjeux sont importants.

Si l’on commence par admettre que, comme tout à chacun, on est l’objet de biais cognitifs et de failles qui limitent son savoir, l’humilité intellectuelle peut consister à s’intéresser de façon sincère aux croyances d’un au cours d’une conversation familiales plutôt que d’attendre qu’il ait terminé pour lui prouver qu’il a tort en lui faisant part de son opinion « supérieure ».

Il peut s’agir d’examiner les mérites d’un autre point de vue sur une question politique brûlante et les raisons pour lesquelles des personnes respectables et intelligentes peuvent ne pas être d’accord avec vous. Lorsque l’on aborde ces discussions difficiles avec curiosité et humilité, elles se transforment en opportunités.

Pourquoi l’humilité intellectuelle est un atout

Bien que j’étudie l’humilité depuis des années, personnellement je n’en ai pas encore la maîtrise. Il est difficile de nager à contre-courant des normes culturelles qui récompensent le fait d’avoir raison et punissent les erreurs. La développer nécessite un travail constant, mais la science de la psychologie a mis en évidence de nombreux avantages.

Tout d’abord, il faut tenir compte des avancées sociales, culturelles et technologiques. Toute avancée significative dans le domaine de la médecine, de la technologie ou de la culture est due au fait que quelqu’un a un moment admis qu’il y avait quelque chose qu’il ne savait pas. Il a ensuite poursuivi avec passion sa quête de connaissance, en faisant preuve de curiosité et d’humilité. Pour progresser, il faut admettre ce que l’on ne sait pas et chercher à apprendre des choses nouvelles.

L’humilité intellectuelle peut rendre les conversations moins conflictuelles.

Quand les personnes font preuve d’humilité intellectuelle, les relations s’améliorent. Des recherches ont montré que l’humilité intellectuelle est associée à une plus grande tolérance à l’égard des personnes avec lesquelles on n’est pas d’accord.

Par exemple, les personnes intellectuellement humbles acceptent mieux les personnes qui ont des opinions religieuses et politiques différentes. L’ouverture aux idées nouvelles est un élément fondamental de l’humilité intellectuelle, de telle sorte que les personnes sont moins sur la défensive face à des points de vue pouvant potentiellement générer des points de vue conflictuels. Elles sont plus enclines à pardonner, ce qui peut contribuer à réparer et à entretenir les relations.

Enfin, l’humilité facilite le développement personnel. L’humilité intellectuelle permet d’acquérir une perception plus exacte de soi-même.

Lorsque l’on est capable d’admettre et d’assumer ses limites, on est capable de demander de l’aide dans les domaines où l’on peut progresser, et on est plus réceptif aux informations. Lorsque vous vous limitez à faire les choses comme vous les avez toujours faites, vous manquez d’innombrables occasions de croissance, d’expansion et de nouveauté – des choses qui vous émerveillent, vous remplissent de joie et font que la vie vaut la peine d’être vécue.

L’humilité peut libérer l’authenticité et permettre le développement personnel.

Humilité ne signifie par chiffe molle

Malgré ces bénéfices, l’humilité a parfois mauvaise presse. Les personnes peuvent avoir des idées fausses sur l’humilité intellectuelle ; il est donc important de dissiper certains mythes.

L’humilité intellectuelle n’est pas un manque de conviction ; on peut croire fermement à quelque chose jusqu’à ce que l’on change d’avis et que l’on croie autre chose. Ce n’est pas non plus être timoré. Vous devez placer la barre très haut en ce qui concerne les preuves dont vous avez besoin pour changer d’avis. Cela ne signifie pas non plus qu’il faille se dévaloriser ou être toujours d’accord avec les autres. N’oubliez pas qu’il s’agit d’avoir le bon dimensionnement, sans minimisation systématique.

Les chercheurs travaillent d’arrache-pied pour valider des moyens fiables de cultiver l’humilité intellectuelle. Je fais partie d’une équipe qui supervise un ensemble de projets destinés à évaluer différentes interventions visant à développer l’humilité intellectuelle.

Certains chercheurs examinent différentes façons d’engager des discussions et d’autres étudient le rôle de l’amélioration de l’écoute. D’autres évaluent des programmes éducatifs, et d’autres encore cherchent à savoir si différents types de commentaires en retour et l’exposition à divers réseaux sociaux peuvent renforcer l’humilité intellectuelle.

Les travaux antérieurs dans ce domaine suggèrent que l’humilité peut être cultivée, et nous sommes donc impatients de voir quelles seront les pistes les plus prometteuses qui émergeront de ce nouveau projet.

Il y a une autre chose que la religion m’a enseignée et qui était légèrement erronée. On m’a dit que trop apprendre pouvait mener à la ruine ; après tout, on ne souhaite pas augmenter ses connaissances au point de perdre la foi.

Néanmoins, sur la base de mon expérience, ce que j’ai appris en perdant la foi m’a peut-être sauvé la vie.

Image d’en-tête : dessin de Philippe Geluck, Le Chat

Texte paru initialement en anglais dans The Conversation, traduit par la Rédaction. La traduction étant protégée par les droits d’auteur, cet article traduit n’est pas libre de droits. Nous autorisons la reproduction avec les crédits appropriés : « Science infuse/Citizen4Science » pour la version française avec un lien vers la présente page.

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