« L’intime, de la chambre aux réseaux sociaux » au Musée des Arts Décoratifs
Pour sa nouvelle exposition, le Musée des arts décoratifs nous invite à réfléchir à un concept qui paraît à priori évident et partagés par tous mais qui a pourtant connu une évolution radicale en quelques siècles à peine, celui de l’intime.
Durant des siècles, en Occident, le progrès consistait pour tout un chacun en la possibilité de gagner un peu d’indépendance: la « chambre à soi » est une étape décisive qui émerveille littéralement le monde ouvrier jusqu’au XIXt siècle, comme si le statut social passait par le fait de n’avoir plus à se montrer en tenue légère. Ne plus être nu devant les autres : paradis des humbles.
Tout la première partie de l’exposition montre ainsi la lente évolution vers un univers policé, raffiné, délicat. On acquiert la possibilité de se laver (Aiguière et bassin XVIII et XIX è siècle) de faire ses besoins (Vase de nuit ovale Manufacture de Sèvres 1810 ; Urinoir à motifs, fin XIXe ) et de dormir dans de meilleurs conditions (lit vers 1900 l’apparition du sommier et du matelas à ressorts). Si bien que, peu à peu, cet espace intime, gagné au fil des siècles, devient porteur d’une valeur symbolique quasi utérine. Un extrait du film de Bernard Queysanne, Un homme qui dort, sorti en 1974 d’après le roman de Georges Pérec, traduit visuellement
ce désir de repliement sur soi dans la chambre à coucher.
Davantage encore, au milieu du XXè apparaît la « chambre d’adolescent », espace sacré de la fabrique identitaire, comme l’illustrent les photos de Martine Locatelli (Crouss, série « Les adolescents dans leur chambre » 1999). René Magritte s’en amusait déjà, en 1936, dans son Éloge de la dialectique où l’extérieur est à l’intérieur de l’intérieur, et vice versa.
Seuls, certains artistes se gaussent de ce désir bourgeois. Ainsi Sarah Lucas Human dans son Toilet revisited (1998) qui parait être un autoportrait ironique et subversif de l’artiste photographiée dans son moment le plus intime, celui des toilettes.
Peu ou prou, la société occidentale s’embourgeoise. Les soins du corps ne sont plus l’apanage de la seule bourgeoisie (Nécessaire de voyage pour dame 1836-1838 ; Vuitton Nécessaire de toilette 1929).
Et, plus près de nous encore, les influenceuses donnent des conseils de beauté à tout un chacun (Masques LED). D’ailleurs, après avoir un temps été réservé aux femmes, le maquillage, à partir des années 2010 devient inclusif et non genré.
On progresse, incontestablement, sur la voie du confort et de la zénitude. En témoignent les meubles magnifiques de la seconde partie de l’exposition : Eero Saarinen Womb chair 70 1948-1960 ; Jean-Pierre Laporte Fauteuil Girolle 1969 ; Gianni Ruffi La cova, sofa 1972 qui reprend la disposition du nid d’oiseau et qui va jusqu’à en reprendre les formes d’œufs ; La Mamma de Gaetano Pesce 1969, véritable « mère » de douceur de vivre sous forme de fauteuil. Même les objets sexuels, les « sex toys » sont plus design, plus élégants, plus racés ou plus surprenants (Hitachi Magic Wand HV-150 A 1971).
Mais voilà que depuis l’avènement du Web et sa généralisation dans les foyers, l’intime est devenu une notion beaucoup plus complexe. Sur les réseaux sociaux, tout le monde évoque les domaines les plus privés de son existence. Tout ce qui, autrefois, aurait fait l’objet d’une censure personnelle est désormais présenté sur les places publiques que sont devenus Facebook, Instagram ou Tik-tok. Après avoir péniblement fait la conquête essentielle et fondatrice de la pudeur, l’homme en est venu à revendiquer le droit à l’impudeur la plus totale. Alors qu’il aura fallu des siècles de prudence juridique pour aboutir à la promulgation d’une loi régissant le droit à l’image, au final tout un chacun abreuve continuellement les media d’une pluie de selfies. Il avait fallu de glorieuses luttes pour faire admettre qu’on puisse masquer ses parties les plus privées et, à présent, les chairs s’étalent au grand jour en se prétendant libres de toute entraves. L’homme est désormais, au
quotidien, menacé par la surveillance étroite du « Big Brother » qu’est devenu Internet : au point que la créatrice Ewa Nowak en est venue à créer et proposer Incognito, un masque pour faire barrage aux algorithmes de reconnaissance faciale.
Même nos écrits personnels sont menacés, car, le journal intime, pratiqué naguère, était soigneusement cadenassé au fin fond des tables de nuit alors qu’à présent, les blogs offrent à qui le veut l’aveu des turpitudes les plus malsaines : ni la logique ni la portée ne sont les mêmes.
Une exposition qui a l’inconvénient de confronter beaucoup de thématiques complexes en une seule, ce qui, parfois, donne le sentiment de perdre le fil rouge de l’ensemble, mais qui a le mérite de nous faire réfléchir sur la situation contemporaine de l’intime. Ainsi que le disait l’architecte Paul Virilio : « Quand l’homme invente quelque chose, il invente toujours la catastrophe qui va avec ».
Illustration d’en-tête : détail de la peinture « Le bain » (1903) de Tony Robert-Fleury – Ville de Grenoble © Musée de Grenoble – J.L. Lacroix – Sélection par le Musée des Arts Décoratifs
Crédit photos incluses dans l’article : Alain Girodet @ Musée des Arts Décoratifs
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