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Ophtalmologie : remodeler la cornée sans scalpel ni laser, une révolution en vue ?

Une méthode innovante, l’électroremodelage cornéen, promet de corriger la myopie sans incision ni laser, en utilisant une stimulation électrique douce pour modifier la structure de la cornée. Présentée récemment lors d’une conférence scientifique, cette approche a montré des résultats prometteurs sur des modèles animaux. Ses mécanismes biochimiques complexes et son potentiel révolutionnaire ouvrent de nouvelles perspectives, mais des défis scientifiques et cliniques subsistent avant toute application humaine.

Chirurgie réfractive : l’hégémonie actuelle du LASIK

La correction des troubles visuels de réfraction tels que la myopie, l’hypermétropie ou l’astigmatisme,repose aujourd’hui sur des techniques chirurgicales bien établies, parmi lesquelles le LASIK (Laser-Assisted In Situ Keratomileusis) domine. Introduit dans les années 1990, le LASIK utilise un laser femtoseconde pour découper un fin volet dans la cornée, suivi d’un laser excimer qui remodèle la couche sous-jacente pour ajuster la réfraction de l’œil. Cette procédure, rapide et précise, permet à la majorité des patients de retrouver une vision nette en quelques heures. Cependant, elle n’est pas exempte de risques : l’incision cornéenne peut provoquer une sécheresse oculaire persistante, des halos visuels ou, dans de rares cas, une ectasie cornéenne, où la cornée se déforme sous la pression intraoculaire. D’autres techniques, comme la photokératectomie réfractive (PKR), évitent le volet mais prolongent la récupération, tandis que le SMILE (Small Incision Lenticule Extraction) réduit l’ampleur de l’incision sans l’éliminer. Ces méthodes, bien qu’efficaces, restent coûteuses, avec des tarifs atteignant plusieurs milliers d’euros par œil, limitant leur accessibilité dans de nombreuses régions. Elles sont également irréversibles et inadaptées à certains patients, notamment ceux avec des cornées fines ou des pathologies oculaires. Ce paysage chirurgical souligne la nécessité d’alternatives moins invasives et plus abordables.


Une percée non invasive : l’électroremodelage cornéen

Une avancée majeure, présentée lors de la réunion d’automne 2025 de l’American Chemical Society (ACS), propose une solution radicalement différente : l’électroremodelage cornéen (EMR, Electromechanical Reshaping). Développée par une équipe dirigée par Michael Hill, professeur de chimie à l’Occidental College, et Brian Wong, professeur d’oto-rhino-laryngologie et d’ingénierie biomédicale à l’Université de Californie, Irvine, cette méthode utilise une stimulation électrique douce pour modifier la courbure de la cornée sans retirer de tissu ni pratiquer d’incision. Selon un communiqué publié par l’ACS, des tests réalisés sur 12 globes oculaires de lapins ont démontré une correction de la myopie en moins d’une minute, avec une précision comparable à celle du LASIK et une préservation des cellules cornéennes environnantes. Ces recherches ont été présentées à l’American Chemical Society Fall Meeting 2025.

L’EMR repose sur l’application d’un faible courant électrique via une lentille de contact en platine, qui sert d’électrode. Ce courant induit un gradient de pH localisé dans le stroma cornéen, la couche intermédiaire de la cornée composée principalement de fibres de collagène organisées en lamelles. Ce changement de pH modifie les interactions chimiques et biomécaniques entre les molécules de collagène, entraînant une réorganisation de leur structure qui ajuste la courbure cornéenne. Contrairement aux techniques ablatives comme le LASIK, l’EMR ne retire pas de tissu, préservant ainsi l’intégrité structurelle de la cornée. Les tests ex vivo ont montré que cette méthode permet une correction rapide et précise de la myopie, mesurée par des techniques d’imagerie optique comme la tomographie par cohérence optique (OCT). Un résultat inattendu a également émergé : l’EMR semble capable de réduire certaines opacités cornéennes, une avancée potentielle pour des pathologies comme la dystrophie cornéenne ou les cicatrices, qui nécessitent actuellement des greffes de cornée.


Mécanismes biochimiques : une transformation moléculaire ciblée

L’efficacité de l’EMR repose sur sa capacité à manipuler les propriétés biochimiques du stroma cornéen, qui représente environ 90 % de l’épaisseur de la cornée et est composé principalement de collagène de type I, d’eau, de glycosaminoglycanes et de kératocytes. Le stroma confère à la cornée sa forme et sa rigidité grâce à l’organisation précise des fibrilles de collagène, maintenues par des liaisons hydrogène et des interactions électrostatiques entre les chaînes polypeptidiques. La stimulation électrique de l’EMR, appliquée via l’électrode en platine, génère un courant qui provoque une électrolyse localisée dans le stroma, modifiant le pH environnant. Cette variation de pH, probablement une légère alcalinisation ou acidification selon les paramètres du courant, perturbe les interactions ioniques et hydrogène entre les molécules de collagène, entraînant une réorganisation de leur conformation spatiale.

Plus précisément, le changement de pH peut affecter les groupes carboxyle (-COOH) et amine (-NH2) des chaînes latérales des acides aminés du collagène, modifiant leur état de protonation. Par exemple, une augmentation du pH pourrait déprotoner les groupes carboxyle, réduisant les liaisons électrostatiques et augmentant la flexibilité des fibrilles. Cette plasticité permet aux lamelles de collagène de se réaligner, modifiant la courbure macroscopique de la cornée pour corriger la myopie. De plus, les chercheurs ont observé que l’EMR peut altérer la densité optique de certaines opacités cornéennes, probablement en modifiant la disposition des fibres de collagène désorganisées, responsables de la diffusion de la lumière dans les tissus opaques. Ce phénomène pourrait résulter d’une redistribution des glycosaminoglycanes, qui influencent l’hydratation et la transparence du stroma. Cependant, les mécanismes exacts de ces modifications restent partiellement inexplorés, et des études spectroscopiques (comme la spectroscopie Raman) seront nécessaires pour cartographier les changements moléculaires précis induits par l’EMR.

Une innovation prometteuse mais immature

L’électroremodelage cornéen se distingue par son caractère non invasif, éliminant les complications liées aux incisions cornéennes, comme les infections, la sécheresse oculaire ou l’ectasie. La rapidité de la procédure, réalisée en moins d’une minute, et l’utilisation d’un équipement simple, basé sur une lentille électrode et un générateur de courant, pourraient réduire les coûts par rapport aux lasers coûteux du LASIK. La préservation des kératocytes et de l’intégrité structurelle du stroma suggère une meilleure biocompatibilité, réduisant les risques d’effets secondaires à long terme. La capacité potentielle à traiter les opacités cornéennes ouvre également des perspectives pour des patients exclus des approches chirurgicales actuelles, comme ceux atteints de dystrophie cornéenne ou de cicatrices post-traumatiques.

Cependant, la méthode reste à un stade précoce. Les tests, réalisés ex vivo sur des globes de lapins, ne reflètent pas les conditions biologiques complexes d’un œil vivant, où des facteurs comme la vascularisation, la réponse inflammatoire ou la pression intraoculaire pourraient influencer les résultats. La précision de l’EMR, bien que prometteuse pour la myopie, n’a pas été validée pour des troubles réfractifs complexes comme l’astigmatisme, qui nécessite un remodelage asymétrique de la cornée. Les mécanismes biochimiques, bien que partiellement élucidés, nécessitent une caractérisation plus approfondie pour garantir la reproductibilité et la stabilité des modifications cornéennes. Par exemple, il est crucial de déterminer si les changements induits par le pH sont permanents ou s’ils risquent de s’estomper avec le temps, ce qui pourrait exiger des traitements répétés. Enfin, la sécurité à long terme, notamment en termes de cytotoxicité ou de modifications irréversibles du collagène, reste à évaluer.

Perspectives : un chemin de recherche exigeant

L’électroremodelage cornéen pourrait transformer la chirurgie réfractive en rendant la correction visuelle plus accessible, moins invasive et potentiellement polyvalente. À court terme, les chercheurs devront conduire des études in vivo sur des modèles animaux pour évaluer la réponse biologique de l’œil à la stimulation électrique, en particulier en termes d’inflammation, de régénération cellulaire et de stabilité biomécanique. Ces études devront optimiser les paramètres électriques, comme l’intensité, la fréquence et la durée du courant, pour maximiser la précision tout en minimisant les risques de dommages tissulaires. À plus long terme, des essais cliniques humains seront nécessaires pour valider l’efficacité et la sécurité de l’EMR, un processus qui pourrait prendre plusieurs années en raison des exigences réglementaires des autorités sanitaires, telles que la FDA ou l’EMA.

L’intégration de l’EMR avec des technologies d’imagerie, comme la tomographie par cohérence optique, permettra un guidage précis en temps réel, essentiel pour adapter la correction à la géométrie unique de chaque cornée. Les chercheurs devront également explorer la capacité de la méthode à traiter des défauts réfractifs complexes et des pathologies cornéennes, ce qui nécessitera des avancées dans la compréhension des interactions électrochimiques au sein du stroma. Sur le plan économique, la simplification de l’équipement et la production à grande échelle des lentilles électrodes seront cruciales pour réduire les coûts et démocratiser la technologie, notamment dans les pays à faible revenu. Enfin, l’acceptation par les ophtalmologistes et les patients dépendra de la démonstration de résultats fiables et durables, ainsi que de la mise en place de protocoles de formation pour maîtriser cette nouvelle approche.

Illustration d’en-tête : Andrea pour Science infused

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