Divulgation illégale d’informations : un dilemme éthique dans l’affaire Cohen-Legrand
L’affaire de la vidéo fuitée impliquant les journalistes Patrick Cohen et Thomas Legrand a ravivé le débat sur l’utilisation de moyens non légaux pour révéler des problèmes graves, tels que des soupçons de collusion et d’atteinte à la neutralité journalistique. Cette controverse, largement couverte par les médias, interroge les limites entre transparence publique et respect de la vie privée.
Contexte de l’affaire
L’affaire éclate le 5 septembre 2025, lorsque le magazine L’Incorrect, proche de l’extrême droite, diffuse une vidéo enregistrée à l’insu des participants lors d’une rencontre informelle en juillet dans un restaurant parisien. On y voit Thomas Legrand, chroniqueur à France Inter et éditorialiste à Libération, et Patrick Cohen, éditorialiste sur France Inter et France 5, discuter avec Pierre Jouvet, secrétaire général du Parti socialiste (PS), et Luc Broussy, président du conseil national du PS. Dans un extrait, Legrand déclare : « Nous, on fait ce qu’il faut pour Dati, Patrick et moi », en référence à Rachida Dati, ministre de la Culture et candidate Les Républicains à la mairie de Paris pour 2026. Cette phrase est interprétée par certains comme une preuve de connivence visant à nuire à Rachida Dati politiquement, remettant en question la neutralité des journalistes du service public.
La vidéo, tronquée et diffusée sans consentement, provoque une suspension immédiate de Thomas Legrand par France Inter à titre conservatoire, tandis que Patrick Cohen n’est pas sanctionné dans l’immédiat. Les deux journalistes se défendent en expliquant qu’il s’agissait d’une « franche explication » sollicitée par le PS pour discuter du traitement médiatique du parti, et non d’une collusion.
Rachida Dati réagit vivement sur les réseaux sociaux, dénonçant des propos contraires à la déontologie et appelant à des sanctions. Cette révélation s’inscrit dans un contexte électoral tendu, avec les municipales de 2026 en ligne de mire, où Rachida Dati apparaît comme une candidate crédible dans les sondages.
Couverture médiatique de la controverse
La presse française a couvert l’affaire de manière intensive dès le 6 septembre 2025, avec des articles dans des médias variés reflétant des angles divers. Le Monde rapporte la suspension de Thomas Legrand et contextualise les propos comme une critique des « mensonges » de Rachida Dati, tout en soulignant le caractère manipulatoire de la vidéo tronquée. Marianne met en lumière la polémique autour de la vidéo, publiée par un média proche de Marion Maréchal, et interroge la partialité perçue des journalistes publics. Des titres comme Le Figaro et BFM TV se concentrent sur les propos litigieux et la réaction de la direction de France Inter, justifiant la suspension par le risque pour l’impartialité du service public.
À l’opposé, des médias comme L’Humanité critiquent la décision de suspension, la voyant comme une concession à Rachida Dati et une atteinte à la liberté d’expression des journalistes. Politis élargit le débat à la « mythologie de la neutralité journalistique », arguant que l’engagement assumé n’est pas incompatible avec la rigueur, et que la polémique masque un déséquilibre médiatique favorisant les voix conservatrices. Mediapart et Télérama soulignent les antécédents de Patrick Cohen en matière de management, mais relient l’affaire à des tensions plus larges entre journalistes et politiques.
Globalement, la couverture médiatique révèle une polarisation : les médias de droite ou conservateurs amplifient les accusations de biais gauchiste, tandis que ceux de gauche défendent les journalistes contre une instrumentalisation par l’extrême droite. Des chaînes comme CNews et Europe 1, sous l’influence de Vincent Bolloré, exploitent l’affaire pour critiquer le service public, avec des bandeaux sensationnalistes comme « Scandale à France Inter ».
La loi sur la protection des lanceurs d’alerte
En France, la protection des lanceurs d’alerte est encadrée principalement par la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016, dite loi Sapin II, renforcée par la loi n° 2022-401 du 21 mars 2022, connue sous le nom de loi Waserman, qui transpose la directive européenne 2019/1937. Cette législation définit un lanceur d’alerte comme une personne physique qui signale ou divulgue, de bonne foi et sans contrepartie financière directe, des informations sur un crime, un délit, une menace ou un préjudice grave pour l’intérêt général, ou une violation d’un engagement international, du droit de l’Union européenne, de la loi ou du règlement.
Pour bénéficier de la protection, le signalement doit suivre une procédure hiérarchisée : d’abord interne à l’organisation concernée, puis externe auprès d’autorités compétentes comme le Défenseur des droits, la justice ou des organismes sectoriels, et enfin une divulgation publique en cas d’absence de réponse appropriée dans un délai raisonnable ou en situation d’urgence grave et imminente. La loi garantit la confidentialité de l’identité du lanceur, des informations signalées et des personnes visées, avec des sanctions pénales pour toute violation de cette confidentialité. Elle offre une immunité pénale pour la divulgation de secrets protégés par la loi, à condition que celle-ci soit nécessaire et proportionnée à la sauvegarde des intérêts en cause. De plus, elle protège contre les représailles, telles que le licenciement, la discrimination, les menaces ou les poursuites judiciaires abusives, en rendant nulles ces mesures et en prévoyant des sanctions pour les auteurs de représailles, pouvant aller jusqu’à trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende. La protection s’étend à l’entourage du lanceur, comme les facilitateurs (syndicats, associations) et les personnes liées, pour éviter l’isolement. Cependant, la loi exclut la protection en cas de mauvaise foi, de signalement anonyme non traité comme tel, ou si les informations relèvent de secrets défense nationale, médical ou avocat-client sans justification d’intérêt supérieur. Des guides pratiques, comme celui du Défenseur des droits, précisent que le lanceur doit agir de manière désintéressée et raisonnable, en vérifiant la véracité des faits au mieux de ses connaissances.
Des moyens non légaux sont-ils justifiés pour révéler des problèmes graves ?
Au cœur de la controverse se pose la question éthique : peut-on recourir à des enregistrements illégaux et à leur diffusion pour exposer des problèmes graves comme une potentielle collusion ? En France, la loi protège la vie privée et interdit les enregistrements sans consentement, sauf exceptions pour l’intérêt public, comme dans le cas des lanceurs d’alerte. Ici, L’Incorrect justifie la diffusion comme une révélation d’intérêt public, exposant une atteinte à la neutralité des médias financés par les contribuables. Cependant, les journalistes impliqués dénoncent un « piège évident » et une manipulation, arguant que la tronquature déforme le contexte d’une discussion professionnelle légitime. Des analyses médiatiques voient dans cette méthode une « bronca opportuniste » exploitée par ceux hostiles au service public, rappelant des affaires passées comme le licenciement de Jean-François Achilli pour un projet avec Jordan Bardella. Cette approche soulève un dilemme : si les moyens illégaux révèlent effectivement une collusion, ici des échanges perçus comme partisans, ils pourraient servir la transparence ; mais ils risquent aussi d’éroder la confiance en instaurant une surveillance généralisée des discussions privées.
Applicabilité de la loi aux fuites dans l’affaire
Concernant la personne qui a fait fuiter la vidéo, la loi sur les lanceurs d’alerte pourrait-elle offrir une protection ? Une analyse des principes légaux suggère que cela est peu probable. Pour qualifier de lanceur d’alerte, la fuite doit porter sur une violation grave de la loi ou un préjudice à l’intérêt général, et être effectuée de bonne foi via la procédure hiérarchisée. Dans cette affaire, la vidéo révèle des propos sur le traitement médiatique d’une personnalité politique, ce qui relève davantage d’une question éthique ou déontologique que d’une infraction pénale ou d’une menace imminente pour l’intérêt public. L’enregistrement caché et la diffusion tronquée par un média partisan comme L’Incorrect pourraient être vus comme une atteinte à la vie privée (punie par l’article 226-1 du Code pénal), sans justification proportionnée. De plus, la loi exige un signalement préalable interne ou externe avant une divulgation publique, ce qui n’a pas été suivi ici, où la vidéo a été directement publiée pour maximiser l’impact médiatique. Si le responsable de la fuite agissait par motif politique plutôt que désintéressé, la bonne foi pourrait être contestée, excluant la protection contre des poursuites pour violation de la confidentialité.
Bien que la loi immunise contre l’atteinte au secret si nécessaire, cela ne s’applique pas à des conversations privées non illégales. Aucune couverture médiatique spécifique n’indique que le responsable de la fuite a revendiqué ce statut, et les réactions se concentrent sur la manipulation plutôt que sur une alerte légitime.
Atteinte à la neutralité Journalistique : y a-t-il collusion ?
L’affaire met en lumière une atteinte potentielle au devoir de neutralité, pilier de la déontologie journalistique énoncée dans la Charte de Munich et le code de déontologie du SNJ (Syndicat national des journalistes). Les propos de Thomas Legrand suggèrent une intention de « s’occuper » de Rachida Dati, interprétée comme un biais contre une candidate de droite, renforçant les accusations de partialité gauchiste au sein du service public. Pourtant, Legrand revendique une critique légitime de l’attitude de Rachida Dati face à la presse, assumant une maladresse sans admettre de collusion. Patrick Cohen, de son côté, précise que la rencontre visait à discuter du traitement du PS, non à comploter. La couverture médiatique analyse cela comme un rappel des tensions récurrentes : des sources évoquent des antécédents de Patrick Cohen avec Rachida Dati, où elle l’avait menacé pour des questions sur ses finances. Politis argue que la neutralité est un « mythe », et que l’engagement assumé renforce la rigueur, mais un déséquilibre favorise les voix hégémoniques de droite. Cette affaire illustre comment des fuites illégales peuvent amplifier des débats sur la partialité, mais aussi polariser les perceptions sans preuve irréfutable.
Perspectives et implications sociétales
Cette controverse pourrait avoir des répercussions durables sur les pratiques journalistiques, incitant à plus de prudence dans les échanges off et renforçant les appels à des garde-fous éthiques. L’affaire souligne la nécessité d’une distance claire entre médias et politiques en période électorale. Elle ravive aussi le débat sur les lanceurs d’alerte versus les fuites malveillantes : si la révélation sert l’intérêt public en exposant des biais, elle risque de banaliser les violations de la vie privée, érodant la démocratie.
La couverture médiatique, variée mais polarisée, reflète les fractures idéologiques françaises, où l’extrême droite gagne en influence via de telles divulgations.
En conclusion, utiliser des moyens non légaux pour révéler des problèmes graves reste un équilibre fragile : nécessaire pour la transparence, mais dangereux s’il sert des agendas partisans plutôt que l’intérêt général. L’affaire Cohen-Legrand invite à une réflexion collective sur les normes journalistiques dans une ère de surveillance accrue, tout en soulignant les limites de la loi sur les lanceurs d’alerte pour des cas ambigus comme celui-ci.
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