Auto-médication animale : l’histoire étonnante de l’orang-outan qui s’est administré un médicament préparé par ses soins
Par Natha, avec la Rédaction
La revue Nature a publié en mai un rapport scientifique issu de l’observation en milieu naturel de Rakus, un grand singe mâle qui vit sur l’île de Sumatra et qui blessé au visage, a su établir un protocole de soins médicamenteux.
L’événement a eu lieu à l’été 2022, et il a été observé par des chercheurs installés dans la jungle de l’île de Sumatra en Indonésie pour observer les orangs-outans, Il s’agit d’une famille de singes diurnes au pelage peu fourni, de couleur rouille. Ils vivent de façon endémique sur cette île et celle de Bornéo qui fait aussi partie de la Malaisie. Les chercheurs auteurs du rapport, Isabelle B. Laumer, (biologiste de la cognition et primatologue du Max Planck Institute of Animal Behavior , et ses collaborateurs (Arif Rahman, Tri Rahmaeti, Ulil Azhari, Hermansyah, Sri Suci Utami Atmoko et Caroline Schuppli), ont surpris Rakus, un orang-outan déjà connu depuis 2009 et âgé d’une trentaine d’année, réaliser une opération étrange.
Préparation médicinale en application locale
Nous sommes le 22 juin 2022, dans la forêt équatoriale du nord de Sumatra. L’équipe de recherche remarque que Rakus a une blessure récente sous l’œil droit, une plaie ouverte au-dessus de la joue ainsi que dans la bouche, identifiée lorsqu’il émet des cris.
Les chercheurs ne connaissent pas l’origine de la blessure mais pensent qu’elle est le fruit d’une lutte entre mâles, d’ailleurs un lutte avait été entendue plus tôt dans la journée.
Trois jours plus tard, le 25 juin, Rakus commence à se nourrir de tiges et de feuilles de lianes, plus précisément de l’espèce Fibraurea tinctoria (appelé localement Akar Kuning). Ce régime alimentaire est régulièrement observé chez une partie des orangs-outans de cette réserve naturelle qui peuvent manger les feuilles, les fruits ou une partie des tiges, mais rarement la liane elle-même.
15 minutes après le début de la consommation de feuilles, les chercheurs remarquent que si Rakus les mâchent, il ne les avale pas. Il utilise en fait ses doigts pour récupérer le jus de sa mastication et l’appliquer sur sa blessure au visage. Il s’applique à cette tâche plusieurs fois sur une durée totale de 7 minutes. Les chercheurs voient apparaître des mouches sur la plaie, d’une espèce qu’ils ne parviennent pas à identifier. Rakus se met alors à enduire soigneusement toute la surface de sa blessure (la zone où on voit sa chair rose) de la pulpe des feuilles mâchées, comme on appliquerait un pansement. Enfin, il se remet à manger la plante pendant 34 minutes.
Le lendemain, 26 juin, les chercheurs peuvent à nouveau observer Rakus en train de nourrir de feuilles de liane. Il ne pourront pas le voir le faire éventuellement les jours suivants mais constatent que sa blessure ne s’infecte pas, et se met à cicatriser. Le 19 juillet 2022, il ne reste plus qu’un légère cicatrice qu’on distingue à peine.
L’Akar Kuning, une plante utilisée en médecine traditionnelle avec des principes actifs
Présentes dans les forêts tropicales de l’Asie du Sud-Est, cette liane et d’autres espèces apparentées sont connues pour leurs effets analgésiques, antipyrétiques et diurétiques et sont utilisées en médecine traditionnelle pour traiter diverses maladies telles que la dysenterie, le diabète et le paludisme. Des analyses antérieures des composés chimiques de la plante montrent la présence de furanoditerpénoïdes et d’alcaloïdes de protoberbérine qui sont connus pour leurs propriétés antibactériennes, anti-inflammatoires, antifongiques, antioxydantes et d’autres activités biologiques pertinentes pour la cicatrisation des plaies.
La préparation topique concoctée par Rakus n’est pas forcément seule à l’origine de la guérison. Les chercheurs remarquent que pendant sa période de soins, le singe se repose plus qu’habituellement, ce qui peut stimuler la cicatrisation. Il est prouvé scientifiquement que des modifications hormonales, de la synthèse de protéines, et de la division cellulaire sont favorisées pendant le sommeil.
Qui a dispensé des cours de médecine et de pharmacie à Rakus ?
C’est là qu’est le plus grand mystère, car en vérité, si c’est la première fois qu’une telle observation de grand singe qui se soigne est bien documentée du début à la fin avec tout le détail du protocole de soins de plaie quand même bien élaboré, les chercheurs rappellent qu’il existe de nombreuses preuves de comportements tels que l’ingestion de feuilles entières, la mastication de moelle amère et le frottement de fourrure chez les grands singes africains, les orangs-outans, et plusieurs autres espèces de singes d’Afrique, d’Amérique centrale et du Sud et de Madagascar.
Les auteurs rappellent aussi qu’au début des années 1960, Jane Goodall a décrit pour la première fois la présence de feuilles entières dans les excréments de chimpanzés en Tanzanie1. À la fin des années 1990, ce comportement, désormais appelé ingestion de feuilles entières, a été documenté dans plusieurs sites d’étude des grands singes africains, et il a été démontré qu’il avait des fonctions thérapeutiques et antiparasitaires. Depuis lors, diverses formes d’automédication ont été observées chez les grands singes sauvages. Mais pas de façon aussi sophistiquée que ce qu’a montré Rakus.
Les recherches bibliographiques des auteurs leur permettent de dire que le traitement des plaies humaines a probablement été mentionné pour la première fois dans un manuscrit médical datant de 2 200 avant J.-C.. Il comprenait le nettoyage, la fabrication de pansements et le bandage des plaies. L’huile, les herbes, les asticots, la bière, le vinaigre, le vin, la peinture verte contenant du cuivre et le miel figurent parmi les premiers produits de soin des plaies utilisés par les Sumériens, les Grecs, les Mayas et les Égyptiens, rapportent les chercheurs.
La piste « accidentelle » serait « l’innovation individuelle accidentelle ». Les animaux peuvent accidentellement toucher leurs blessures lorsqu’ils se nourrissent de Fibraurea tinctoria et appliquer ainsi involontairement le jus de la plante sur leurs blessures. Comme la liane a un effet analgésique, l’animal peut ressentir un soulagement immédiat de la douleur, ce qui le pousse à répéter le comportement plusieurs fois et à appliquer ensuite de la matière végétale solide, peut-être aussi pour couvrir la plaie afin de la protéger contre les mouches, pensent les auteurs.
Il rappellent aussi que les orangs-outans immatures s’appuient sur l’apprentissage social par observation pour l’acquisition de leurs répertoires de compétences et des preuves récentes suggèrent que l’apprentissage social se poursuit à l’âge adulte. Par conséquent, étant donné qu’il se produit assez fréquemment et dans des contextes sociaux, le traitement des plaies par Fibraurea tinctoria pourrait donc aussi se propager socialement d’un individu à l’autre…
Mais, les chercheurs rapportent 28 000 heures d’observation en plus de 20 ans et n’ont jamais vu les orangs-outans locaux pratiquer le protocole de Rakus, et par ailleurs cet animal n’est pas né localement. En dernière hypothèse, comme on retrouve des protocoles approchants chez les humains et les grands signes d’Afrique et d’Asie, les chercheurs n’excluent pas un mécanisme sous-jacent commun pour la reconnaissance et l’application de substances ayant des propriétés médicales ou fonctionnelles sur les plaies et que notre dernier ancêtre commun présentait déjà des formes similaires de comportement de traitement par pommade.
image d’en-tête : dessin de presse Milleray pour Science infuse
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