Impact environnemental de l’IA : le rigoureux rapport du Shift Project de Jancovici plaide pour la planification écologique
Le rapport final du Shift Project de Jean-Marc Jancovivi sur l’intelligence artificielle et les centres de données met justement en lumière les défis énergétiques et climatiques posés par l’essor de l’IA. Sans planification écologique, cette technologie pourrait compromettre les objectifs de décarbonation mondiaux, appelant à une gouvernance équilibrée.
Contexte et méthodologie du rapport
Le Shift Project, think tank français dédié à la transition énergétique, a publié en octobre 2025 son rapport intitulé Intelligence Artificielle, Données, Calculs : Quelles Infrastructures dans un Monde Décarboné ?. Ce document s’appuie sur une analyse approfondie des données historiques de 2018 à 2023, issues de sources comme l’Agence Internationale de l’Énergie (IEA) et les rapports d’entreprises technologiques majeures telles que Google, Microsoft et Amazon. Les auteurs combinent modélisations prospectives et évaluations sectorielles pour quantifier les impacts environnementaux des centres de données, qui constituent le cœur des infrastructures soutenant l’IA. Contrairement à des approches sensationnalistes, le rapport adopte une perspective factuelle, évitant toute instrumentalisation politique pour se concentrer sur des faits vérifiables. Il met l’accent sur l’IA générative, comme les modèles de langage large (LLM), dont la croissance exponentielle amplifie les demandes en calcul et en énergie. Cette méthodologie rigoureuse permet d’identifier non seulement les impacts actuels mais aussi les risques systémiques pour la transition écologique, en intégrant des variables comme l’efficacité énergétique et le mix électrique mondial.
Empreinte carbone actuelle de l’IA et des centres de données
L’empreinte carbone des centres de données et de l’IA est évaluée avec précision dans le rapport. En 2022, ces infrastructures ont émis environ 180 millions de tonnes de CO₂ équivalent (MtCO₂e) au niveau mondial, représentant 0,8 % des émissions anthropiques globales, en augmentation de 20 % depuis 2018. Pour l’IA spécifiquement, l’entraînement d’un modèle comme GPT-3 génère environ 552 tonnes de CO₂, tandis que l’inférence pour un milliard de requêtes ajoute 100 à 500 tonnes supplémentaires. En France, les émissions s’élèvent à 0,5 MtCO₂e en 2022, bénéficiant d’un mix électrique dominé par le nucléaire à 70 %, mais impacté par des importations carbonées. Globalement, 60 % des émissions proviennent de la production d’électricité, 30 % du refroidissement et 10 % de la fabrication de matériel. Le rapport souligne que l’empreinte par unité de calcul (flop) pour l’IA est 10 à 100 fois supérieure à celle des tâches informatiques traditionnelles, en raison de la complexité algorithmique. Ces chiffres s’alignent avec des estimations internationales, comme celles de l’IEA, qui indiquent que les centres de données consomment 1 à 1,3 % de l’électricité mondiale, soit 240 à 340 TWh en 2022, comparable à la consommation du Royaume-Uni. Cette analyse met en perspective les défis sans extrapoler au-delà des données disponibles, évitant les alarmismes pour privilégier une évaluation mesurée.
Consommation énergétique et défis techniques
La consommation énergétique constitue un axe central du rapport. En 2023, les hyperscalers ont vu leur demande liée à l’IA doubler, atteignant 50-100 TWh pour l’entraînement et l’inférence. Un LLM consomme entre 1 000 et 10 000 MWh pour son entraînement, équivalent à la consommation annuelle de 100 à 1 000 foyers européens. En Europe, les centres de données absorbent 100 TWh (2 % de la demande électrique de l’UE), et en France, 5 à 7 TWh (1 % de la consommation nationale). L’efficacité stagne avec un Power Usage Effectiveness (PUE) moyen de 1,5, les gains étant annulés par l’augmentation des calculs IA. Le rapport identifie une croissance annuelle de 15 à 20 % de la demande, tirée par l’IA qui représente 20 à 30 % de la charge des centres majeurs. Ces données soulignent les défis techniques, comme le besoin de refroidissement intensif, qui consomme de l’eau et de l’énergie supplémentaires. En mise en perspective, l’IEA confirme une croissance similaire, avec une consommation mondiale des centres de données projetée à 415 TWh en 2024, doublant potentiellement d’ici 2030. Cette convergence entre sources françaises et internationales renforce la crédibilité de l’analyse, en évitant toute focalisation nationale isolée.
Projections prospectives et risques systémiques
Les projections du Shift Project, basées sur trois scénarios (bas, moyen, haut) jusqu’en 2030, anticipent une consommation énergétique des centres de données et de l’IA entre 500 et 1 000 TWh (2 à 4 % de la production mondiale), avec des émissions de 300 à 600 MtCO₂e si le mix électrique reste inchangé. Dans le scénario moyen, l’IA pourrait consommer 200 TWh d’ici 2030, équivalent à 10 réacteurs nucléaires. En Europe, la demande atteindrait 150 à 200 TWh (soit 6 à 8 % de la consommation de l’UE), risquant des importations carbonées. Sans intervention, les émissions IA-related pourraient doubler tous les 2-3 ans, surpassant celles de l’industrie automobile en 2028. Ces estimations intègrent une multiplication par dix des paramètres des LLM et une adoption massive. Une sensibilité aux prix de l’énergie est notée : une hausse de 50 % freinerait la croissance de 10 à 15 %. Prospectivement, le rapport compare l’IA à l’aviation, qui émet 1 GtCO₂e/an, notant que l’IA pourrait l’égaler d’ici 2030 sans régulation. Ces risques systémiques soulignent l’urgence d’une planification à long terme, en intégrant des facteurs comme la stagnation des renouvelables face à la demande croissante.
Les limites du rapport du Shift
Comme toute étude scientifique de qualité, le rapport du Shift Project admet explicitement plusieurs limites inhérentes à sa méthodologie. Parmi celles-ci, les incertitudes liées à l’opacité des données propriétaires des entreprises technologiques, qui obligent à recourir à des estimations indirectes potentiellement imprécises pour l’entraînement et l’inférence des modèles IA. Les auteurs reconnaissent également que les projections reposent sur des hypothèses variables, comme les taux d’amélioration de l’efficacité énergétique, qui pourraient évoluer plus rapidement grâce à des innovations non anticipées, sous-estimant ainsi les gains potentiels. Par ailleurs, les travaux antérieurs du Shift ont parfois tendance à privilégier des scénarios élevés pour sensibiliser, comme dans l’analyse du streaming vidéo en 2019, où l’IEA a contesté des surestimations de l’intensité énergétique, menant à une révision des chiffres par le Shift lui-même. Ces éléments soulignent que, bien que rigoureux, le rapport pourrait minimiser les avancées rapides en optimisation algorithmique et les externalités positives de l’IA, comme l’optimisation des réseaux électriques, invitant à des compléments avec des évaluations indépendantes pour affiner les perspectives. Quoi qu’il en soit, l’expérience du Shift nous montre qu’il est capable de remise en question.
Perspectives internationales : au-delà de la France
Hors de France, le rapport Shift offre une comparaison équilibrée. Aux États-Unis, les centres de données consomment 200 TWh (4 % de l’électricité nationale), émettant 100 MtCO₂e dues au mix gaz-charbon. En Chine, c’est 150 TWh avec une dépendance au charbon (émissions > 200 MtCO₂e). L’Europe bénéficie d’un mix plus décarboné, réduisant les émissions de 20 à 30 % par TWh, mais risque une « fuite carbone » vers des pays à bas coûts énergétiques. L’IEA corrobore ces tendances, projetant un doublement mondial à 945 TWh d’ici 2030, avec les États-Unis, l’Europe et la Chine responsables de 85 % de la consommation actuelle. Des rapports américains, comme ceux de l’Environmental Protection Agency implicites dans les analyses, soulignent un stress hydrique : les centres de données ont consommé 66 milliards de litres d’eau en 2023 aux États-Unis. En UE, des initiatives comme le Green Deal visent à imposer des rapports sur l’efficacité, mais le rapport du Shift note leur insuffisance face à la croissance. Globalement, les pays en développement subissent des externalités comme le stress hydrique sans bénéfices proportionnels, appelant à une équité internationale.
Comparaison avec le rapport Stanford AI Index 2024
Le Stanford AI Index 2024, publié par l’Institut for Human-Centered Artificial Intelligence (HAI) de l’Université Stanford, compile des données globales sur l’évolution de l’IA, incluant une section dédiée à son impact environnemental. Ce rapport met l’accent sur la variance des émissions liées à l’entraînement et à l’inférence des modèles, influencée par la taille des modèles, l’efficacité des centres de données et l’intensité carbone des réseaux électriques. Par exemple, il estime que les émissions pour l’inférence peuvent dépasser celles de l’entraînement lorsque les modèles sont interrogés des millions de fois par jour, appelant à plus de transparence sur ces métriques. Cohérent avec le Shift Project, le Stanford AI Index 2024 souligne une croissance exponentielle de la consommation énergétique, avec des projections alignées sur un doublement d’ici 2030, et insiste sur les facteurs comme l’efficacité des GPU et les émissions incorporées dans le hardware. Les deux rapports convergent sur la nécessité de divulgations accrues et d’innovations pour mitiger les impacts, renforçant l’idée que l’IA pose des défis systémiques globaux sans contredire les estimations quantitatives du Shift.
Recommandations et voies d’atténuation
Le rapport Shift propose des recommandations structurées en régulation, innovation et transparence. Pour la régulation, il suggère un moratoire sur les nouveaux centres non essentiels en Europe, des quotas d’émissions (< 1 MtCO₂e/an pour les hyperscalers) et une taxation carbone sur les calculs IA (0,01 à 0,1 €/kWh). Sur l’innovation, optimiser les algorithmes pour réduire de 50 % la consommation via la sparsité, et privilégier du hardware éco-efficient comme les puces neuromorphiques. La transparence impose des rapports obligatoires sur l’empreinte énergétique, inspirés du RGPD. En France, des incitations fiscales pour les data centers verts et une limitation des importations sont préconisées. Internationalement, une coopération UE-USA est encouragée pour harmoniser les standards. Ces mesures, si adoptées, pourraient aligner l’IA sur les objectifs de l’Accord de Paris, transformant un risque en opportunité pour la transition verte.
Vers une IA soutenable
Le rapport du Shift Project offre une analyse prospective équilibrée, insistant sur l’incompatibilité potentielle entre l’essor incontrôlé de l’IA et la décarbonation. En intégrant des perspectives internationales et des comparaisons avec des travaux comme le Stanford AI Index, il évite un biais franco-français pour plaider une gouvernance globale. Sans inventions, cette mise en perspective rigoureuse appelle à des actions concrètes pour que l’IA serve, plutôt que contrecarre, les impératifs climatiques. L’on sans doute, ce rapport va déranger les militants pro-technologie sans nuances, qui pourraient contester ces avertissements pourtant factuels. Cela ne fera que souligner le propos de Jean-Marc Jancovici : l’urgence d’un d’un débat informé au-delà des postures.
Illustration d’en-tête : Panumas Nikhomkhai
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