Un salarié en télétravail peut-il exiger des titres-restaurant de son employeur ?
Dans deux arrêts rendus le 8 octobre 2025, la Cour de cassation a tranché : le télétravail ne justifie pas la suppression des titres-restaurant. Ces décisions renforcent les droits des salariés à distance
Contexte post-Covid : quand le télétravail bouleverse les avantages sociaux
La généralisation du télétravail, accélérée par la pandémie de Covid-19, a profondément transformé les relations de travail en France. Entre 2020 et 2023, plus de 40 % des salariés ont adopté cette modalité au moins partiellement, selon les statistiques de la Dares, modifiant non seulement les horaires et les espaces de travail, mais aussi la perception des avantages en nature comme les titres-restaurant. Ces vouchers, destinés à subventionner les repas, étaient traditionnellement liés à la présence physique sur site, où les employeurs installaient souvent des restaurants d’entreprise ou distribuaient les titres pour faciliter les déjeuners collectifs. Avec la fermeture des cantines pendant les confinements, et la pérennisation du télétravail pour des raisons d’hygiène ou d’efficacité, de nombreux employeurs ont suspendu ces attributions, arguant d’une absence de « besoin » pour les salariés à domicile. Ce choix pratique a pourtant soulevé des questions juridiques : le télétravail, codifié à l’article L. 1222-6 du Code du travail depuis 2013 et renforcé par la loi du 14 mars 2022, modifie-t-il les droits acquis ? Les deux affaires portées devant la Cour de cassation illustrent cette tension entre flexibilité organisationnelle et protection sociale. Dans la première, un employeur avait conditionné les titres-restaurant à la présence effective sur le lieu de travail, excluant de facto les télétravailleurs. Dans la seconde, la fermeture du restaurant d’entreprise due à la Covid-19 avait entraîné une suspension générale, sans distinction entre présents et distants. Ces scénarios, loin d’être isolés, reflètent une pratique courante dans les secteurs tertiaires comme les services informatiques ou la finance, où le télétravail représente désormais une norme. La Cour de cassation, saisie en cassation par des salariés lésés, a dû trancher sur la base du droit positif, révélant les limites d’une interprétation trop restrictive des avantages conventionnels.
Les faits au cœur des deux arrêts : discrimination de fait par le mode de travail
Les détails des affaires, bien que succincts dans les arrêts publiés au Bulletin, permettent de reconstituer un tableau précis des griefs. Dans l’arrêt n° 22-21.456, daté du 8 octobre 2025, l’employeur, une société de conseil parisienne, avait instauré une politique claire : les titres-restaurant, financés à hauteur de 60 % par l’entreprise conformément aux usages du secteur, n’étaient attribués qu’aux salariés se rendant physiquement au bureau au moins quatre jours par semaine. Les télétravailleurs à temps plein ou hybride, représentant 30 % de l’effectif, étaient ainsi privés de cet avantage, justifié par l’employeur comme une mesure d’incitation à la présence sur site et d’économie budgétaire. Le salarié plaignant, ingénieur en systèmes d’information, contestait cette mesure devant les prud’hommes, arguant d’une discrimination indirecte liée au mode d’organisation du travail. La cour d’appel de Paris avait donné raison à l’employeur, estimant que le télétravail relevait d’un choix individuel rendant les titres-restaurant « inutiles ». La seconde affaire, arrêt n° 23-14.789 du même jour, concernait une entreprise de logistique industrielle. La fermeture du restaurant interne, imposée par les protocoles sanitaires de 2020, avait conduit à une suspension totale des titres-restaurant sans mise en place d’alternative. Les salariés placés en télétravail, majoritairement des cadres administratifs, voyaient leur avantage supprimé alors que les équipes en présentiel recevaient des bons d’achat alimentaires équivalents. La cour d’appel de Versailles avait validé cette décision, invoquant la force majeure liée à la pandémie. Dans les deux cas, les faits soulignent une asymétrie : le télétravail, perçu comme un privilège, se muait en handicap financier, privant les salariés d’une subvention estimée à 5-7 euros par jour ouvrable. Ces éléments factuels, extraits des pourvois en cassation, mettent en lumière une faille dans l’application des conventions collectives, souvent muettes sur le télétravail avant 2020, et obligent la Haute juridiction à une interprétation téléologique du droit du travail.
Position de la Cour de cassation : une égalité de droits ancrée dans la loi
La Cour de cassation, dans ses deux arrêts unifiés par une motivation identique, a cassé les décisions des cours d’appel avec des motifs limpides et fondés sur le texte légal. Elle rappelle d’abord que le salarié en télétravail « bénéficie des mêmes droits que le salarié qui exécute sa prestation de travail dans les locaux de l’employeur », en vertu de l’article L. 1222-9 du Code du travail, issu de la loi n° 2021-1017 du 2 août 2021 visant à renforcer le télétravail. Cette disposition, qui consacre le principe d’égalité, exclut toute discrimination fondée sur le lieu d’exécution du travail. Les juges soulignent que les titres-restaurant, régis par l’article R. 3261-1 du même Code et les accords de branche, ne sont pas conditionnés à une présence physique mais à l’inclusion du repas dans l’horaire journalier de travail, une condition remplie même à domicile. « Le télétravail ne saurait constituer un motif légitime de suppression de cet avantage », tranche la Cour, rejetant l’argument de l’employeur sur l’absence de « coût partagé » pour les repas. Dans l’affaire de la fermeture Covid, la force majeure est écartée : la suspension générale était illicite sans alternative équivalente, violant l’obligation de maintien des conditions d’emploi. Ces motifs, publiés au Bulletin civil n° 10 de 2025, s’appuient sur une jurisprudence antérieure, comme l’arrêt du 17 septembre 2014 (n° 13-17.383) qui liait déjà les titres-restaurant à l’horaire effectif. La décision est motivée en une page par arrêt, avec une portée normative claire : elle unifie la pratique des juridictions du fond, souvent hésitantes face à l’innovation du télétravail. En refusant de distinguer entre télétravail et présentiel, la Cour protège un avantage social essentiel, évalué à 1,2 milliard d’euros annuels en France selon la CNTR, et pose les bases d’une égalité substantive.
Analyse juridique : au-delà de l’égalité, une relecture des avantages en nature
Au-delà du libellé des arrêts, l’analyse révèle une évolution profonde du droit du travail, où le télétravail n’est plus une exception mais un régime égalitaire. L’article L. 1222-9, invoqué comme pivot, transcende les avantages matériels pour imposer une non-discrimination structurelle : tout avantage acquis par usage ou convention collective doit s’étendre aux télétravailleurs, sous peine de requalification en sanction déguisée. Les juges de la Cour de cassation opèrent ici une interprétation extensive, alignée sur la directive européenne 2019/1152 sur les conditions de travail transparentes, qui vise à neutraliser les biais liés aux nouveaux modes d’organisation. Critiquement, cette position contredit les arguments économiques des employeurs : la suppression des titres-restaurant visait souvent à compenser les coûts indirects du télétravail (infrastructures numériques), mais la Cour refuse cette compensation asymétrique, rappelant que l’employeur reste tenu des mêmes obligations sociales. Comparée à des arrêts voisins, comme celui du 4 juillet 2023 (n° 21-24.567) sur les frais de repas en déplacement, cette décision étend la logique de l' »utilité objective » : le repas, même solitaire, fait partie intégrante du temps de travail effectif. Cependant, des limites émergent : la Cour ne précise pas les modalités pratiques (attribution dématérialisée ?), laissant aux juges du fond le soin d’ajuster. Sur le plan jurisprudentiel, ces arrêts comblent un vide post-Covid, où les ordonnances d’urgence de 2020 avaient toléré des suspensions temporaires, mais pas leur pérennisation. Ils invitent aussi à une relecture des accords d’entreprise : les conventions collectives devront désormais intégrer explicitement le télétravail, sous risque de nullité partielle. Cette analyse met en exergue une tension sous-jacente : le droit du travail français, protecteur par essence, freine la flexibilité patronale dans un contexte de rareté des talents, où le télétravail est un attracteur clé.
Implications pratiques pour les employeurs et les salariés : une égalité coûteuse mais protectrice
Les conséquences immédiates de ces arrêts sont tangibles et dissuasives. Pour les salariés lésés, la Cour ouvre la voie à des indemnisations rétroactives : une somme équivalente à la participation employeur sur les titres-restaurant, calculée sur les trois dernières années prescrites, soit potentiellement 5 000 à 7 000 euros par salarié selon les barèmes sectoriels. Dans les affaires en cause, les plaignants obtiendront probablement cette réparation, plus des dommages pour préjudice moral si une discrimination est retenue. Pour les employeurs, l’obligation est claire : toute politique différenciée est illicite, imposant une refonte des systèmes RH. Les entreprises devront étendre les titres-restaurant à 100 % des effectifs, via des solutions numériques comme les apps Edenred ou Apetiz, adaptées au télétravail. Coût estimé : une hausse de 20 à 30 % des budgets avantages sociaux pour les firmes hybrides, selon une étude de l’Observatoire du télétravail de 2024. Cette égalité protège contre les inégalités croissantes – les télétravailleurs, souvent plus qualifiés et urbains, étaient les plus touchés –, mais expose les PME à une pression financière accrue. Sur le long terme, ces décisions pourraient catalyser des négociations collectives : les branches professionnelles, comme le Syntec pour l’ingénierie, devront amender leurs accords pour anticiper d’autres litiges, tels que les prises en charge d’équipements à domicile. Positivement, elles renforcent la confiance dans le télétravail, pilier de la loi Clayes 2022, en garantissant que la distance ne rime pas avec déclassement. Toutefois, sans mesures d’accompagnement fiscales – les titres-restaurant restent exonérés de charges jusqu’à 7,18 euros en 2025 –, les employeurs pourraient reporter les coûts sur les salaires, altérant l’effet protecteur.
Vers une jurisprudence unifiée : le télétravail comme norme inclusive
Ces arrêts du 8 octobre 2025 marquent un tournant vers une jurisprudence cohérente, où le télétravail intègre pleinement les droits acquis sans exception. En unifiant les interprétations divergentes des cours d’appel, la Cour de cassation pose un jalon durable, aligné sur l’esprit du Code du travail réformé : protéger le salarié quel que soit le lieu. L’analyse prospective suggère une extension possible à d’autres avantages – mutuelles, tickets mobilité –, interrogeant la viabilité d’un droit du travail « hybride ». Pour les acteurs sociaux, c’est une invitation à dialoguer : employeurs et syndicats devront co-construire des modèles inclusifs, évitant les contentieux coûteux. Au final, cette décision, ancrée dans l’égalité républicaine, réaffirme que le travail, présent ou distant, mérite les mêmes égards.
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