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Appartenez-vous à une secte sans le savoir ?

par Damien Karbovnik, Historien des religions, sociologue, Université de Strasbourg

En avril 2021, la ministre déléguée Marlène Schiappa s’était subitement alarmée de l’ampleur qu’avaient prise, selon elle, les dérives sectaires en France sous l’impulsion de la pandémie de Covid-19. Dans le viseur de la ministre déléguée se trouvait en particulier un certain nombre de médecines alternatives et de discours conspirationnistes, diffusés notamment sur Internet. En janvier 2022, le ministre de l’Éducation, Jean-Michel Blanquer a été alerté par des associations et des syndicats quant à la pratique de la méditation de pleine conscience dans certaines écoles, pratique qui fait l’objet d’une surveillance de la part de la Miviludes.

Cependant, la Coordination des associations et des particuliers pour la liberté de conscience (CAPLC) a révélé entre-temps que les données utilisées, fournies par la Miviludes et qui évoquaient plus de 500 sectes, étaient en fait antérieures à la pandémie. De plus, elles avaient fait l’objet de nombreuses critiques de la part des milieux académiques, à commencer par l’usage même des termes de « secte » et de « dérives sectaires ».

Cette terminologie simplifie, tout en l’occultant, une situation religieuse bien plus complexe : nous n’avons pas la moindre idée du nombre de « sectes » présentes en France, ni de l’ampleur de leur influence. Ce que donnent à voir les propos de la ministre déléguée n’est autre que la difficulté qu’éprouvent les pouvoirs publics à penser la recomposition du religieux en dehors des institutions historiques.

La « découverte » des sectes

Dans un contexte de sécularisation, la France a vu émerger depuis les années 1960 pléthore de nouveaux mouvements religieux aux inspirations très variées : bouddhisme, néochamanisme, ésotérisme, etc. Malgré l’absence de consensus clair, les sociologues ont rapidement employé, pour désigner ces nouveaux mouvements, le terme de « secte ». Cette notion, reprise du sociologue Max Weber, désigne des communautés religieuses élitistes, dirigées par des leaders charismatiques, exigeant de leurs membres une éthique et un engagement rigoureux, et se montrant très critique de la société.

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Rapidement, la notion a connu un double glissement sémantique : d’une part, à la suite des dérives tragiques de certains mouvements tels que le Temple du peuple ou Les Enfants de Dieu, elle prit une connotation fortement péjorative ; d’autre part, elle est devenue synonyme de toute forme de religiosité hétérodoxe, indépendamment de toute autre considération sociologique.

Toutefois, les sectes ne sont qu’un des aspects du renouvellement en Occident du champ religieux. Les années 1960, sous l’impulsion de la contreculture, voient l’essor de nouvelles croyances et pratiques religieuses, comme la méditation, le yoga, les médecines alternatives ou encore la cartomancie. Ces pratiques ne sont pas nécessairement collectives et correspondent davantage, au moins pour la plupart d’entre elles, à des démarches individuelles destinées à répondre à des quêtes existentielles personnelles.

Sur un site de pratique de Falun Gong, interdit en Chine, un enfant apprend le deuxième exercice de la méthode. Source Wikipédia
Tombe de Jim Morrison (des Doors) au cimetière du Père-Lachaise à Paris . Le culte voué à la star du rock a pris une telle proportion que l’accès au lieu est restreint – Source Wikipédia

Ce marché de la religiosité parallèle, le « cultic milieu », fonctionne grâce à des revues, des conférences, des séminaires ou des stages, et se distingue par l’attitude de ses participants. Ces derniers ne croient pas en un dogme transmis par une autorité ; ils sont en permanence dans l’expérimentation, la négociation et l’attente de résultats. Ainsi bricolent-ils leur propre système religieux, à partir des éléments qu’ils trouvent à leur disposition, afin de donner du sens à leur expérience en dehors de toute régulation institutionnelle. Ponctuellement et à certaines conditions, ces individus peuvent se regrouper et former des cults.

Ce terme anglo-saxon permet d’introduire une nuance sociologique importante en rendant compte de petites communautés très souples, très peu organisées, souvent éphémères et non exclusives. Mais, lorsqu’un cult radicalise son discours et qu’un leader charismatique s’impose, on peut alors parler de secte, dans le sens de Max Weber.Reportage INA sur les Enfants de Dieu.

Reportage INA sur les Enfants de Dieu.

Ainsi la secte n’apparaît-elle que comme le sommet d’un iceberg bien plus vaste qu’il nous semble l’être et dont elle incarne une forme bien particulière qui ne concerne qu’une minorité au sein d’un ensemble plus vaste et dont l’essentiel est composé de groupes beaucoup plus lâches et de systèmes individualisés.

L’influence du New Age

Au début des années 1970, une partie du cultic milieu donne naissance au New Age. Assimilé tantôt à une secte, tantôt à une religion, le New Age n’est en fait ni l’un ni l’autre. Il reprend toutes les caractéristiques du cultic milieu, mais s’en démarque par le partage d’une même vision du monde reposant sur la croyance en l’avènement d’un nouvel âge d’or pour l’humanité, l’ère du Verseau.

Au sein du New Age on ne trouve ni dogme, ni autorité : seuls comptent l’authenticité de l’expérience individuelle, la spiritualité et le rejet de la culture occidentale, elle-même entendue comme un mélange de rationalité scientifique, de technocratie et de religion – et qui serait à l’origine de la crise civilisationnelle et écologique majeure que nous serions en train de vivre. Le contenu du cultic milieu s’impose alors comme l’alternative et le New Age entretient l’idée qu’il forme une culture à part entière, préférable à celle qui domine, car en harmonie avec le cosmos et la nature ; et en ce sens, le New Age joue un rôle déterminant dans l’élaboration d’une idéologie qui valorise la nature et l’« intelligence du cœur », au détriment de la culture et de l’« intelligence cérébrale », et vient justifier la démarche de la médecine holistique vis-à-vis de la médecine conventionnelle.

Ouvrage sur le « New Age », 1990. Label Emmaus

Dans la mesure où le New Age contribue à la diffusion et à la popularisation du cultic milieu, il est lui aussi un terreau pour des groupes religieux potentiels, à l’image du mouvement Raëlien. Cependant, l’individualisme qui le traverse, couplé au rejet des dogmes et de toute forme d’autorité, repousse ce type de mouvements dans ses marges, ce qui signifie aussi qu’on trouve au sein du New Age une très grande variété de positions qui entrave de trop rapides montées en généralités.

Le New Age s’essouffle dès le début des années 1990 : son optimisme se trouve rattrapé par les démentis de l’histoire, certaines de ses dérives et le renforcement des luttes antisectes. Mais, loin de disparaître, il évolue vers de nouvelles formes, pendant que son idéologie, elle, se dissout dans la société occidentale.

« Dérives sectaires » et clientélisation

Dans la prise de conscience du danger que peuvent représenter les sectes et le New Age, les trois massacres de l’Ordre du Temple solaire entre 1994 et 1997 font office de symbole.

En 1998 est créée la Mission interministérielle de lutte contre les sectes (MILS), avant d’être remplacée en 2002 par la Miviludes. S’alignant sur le droit français, qui ne reconnaît pas de définition à la secte, la Miviludes modifie la terminologie et crée la notion de « dérives sectaires », en lieu et place de celle de « secte ». Dès lors, le phénomène sectaire s’entend comme :

« un dévoiement de la liberté de pensée, d’opinion ou de religion qui porte atteinte à l’ordre public, aux lois ou aux règlements, aux droits fondamentaux, à la sécurité ou à l’intégrité des personnes ».

Si cette définition permet de comprendre pourquoi la Miviludes a été récemment sollicitée au sujet des médecines alternatives, de la radicalisation, des thérapies de conversion ou encore des théories du complot, elle s’avère aussi peu satisfaisante que celle de secte puisqu’elle continue à offrir une marge interprétative conséquente tout en diluant son objet initial.

Reconnaissons toutefois que cette définition tente de s’adapter aux évolutions de la religiosité et permet d’agir sur une des nouvelles formes prises par le religieux et héritées du New Age, qui a fait du leader spirituel un thérapeute et transformé les « croyants » en « patients ».

L’actrice Gwyneth Paltrow présente sa série « Goop » dédiée à la santé à San Francisco en 2019. La star fait la promotion de thérapies dites « alternatives » mêlant New Age et autres rituels tels la « détox » extrême jugés parfois dangereux pour la santé – Capture Netflix émission dédiée

Ces derniers, en attente d’efficacité, n’hésitent pas à multiplier et à cumuler, jusqu’à ce que satisfaction s’ensuive, thérapeutes et thérapies, ateliers, stages, conférences et lectures. Cette démarche les incite à se voir comme des « chercheurs de vérité » et à considérer leur avis comme plus légitime que ceux des autres parce que mieux documenté et plus en accord avec leur vécu. De leurs points de vue, la question de l’appartenance à une secte ou à une dérive sectaire ne se pose que très rarement dans la mesure où ils estiment faire un usage constant de leur esprit critique et de leur autonomie de jugement. Ainsi la dérive sectaire doit-elle se mesurer autant dans les discours que dans leur réception.

Dans cette logique, il est également nécessaire de se méfier de nos jours de l’effet hyperbolique produit par Internet et les réseaux sociaux dans la perception de l’importance de ces discours : « vu » ne signifie pas « cru ». Plusieurs millions de vues ne signifient pas plusieurs millions d’adeptes. Toute adhésion n’est pas non plus nécessairement totale et inconditionnelle.

La pandémie peu révélatrice

Revenons à présent à la réaction du cultic milieu et du New Age à l’égard de la pandémie et du vaccin. Comme on l’aura compris, elle n’est pas aussi unilatérale que l’on veut le faire croire et elle obéit à une simple quête de sens. Les réactions doivent donc s’analyser au cas par cas, et non pas à l’aune de généralités et de préjugés, comme tel a pu être le cas avec l’anthroposophie (courant fondé par Rudolf Steiner) et le taux de vaccination dans le Haut-Rhin.

Il est indiscutable que, dans ce milieu, le vaccin est principalement perçu comme un produit émanant de « Big Pharma » et donc comme potentiellement dangereux, car « non naturel ». Mais au-delà des discours publics, le terrain atteste de positions variées et nuancées.

Parmi les discours les plus radicaux, ceux de Sylvano Trotta ont beaucoup inquiété les médias et les politiques. Ce chef d’entreprise strasbourgeois, ufologue amateur et sans grande audience avant le début de la pandémie, dénonçait dans des vidéos postées sur les réseaux sociaux l’existence, derrière la gestion de la situation sanitaire, d’un vaste complot. S’il était légitime de s’inquiéter du nombre de vues de ses vidéos et de la sympathie qu’il pouvait recevoir, cela ne disait en revanche absolument rien du degré d’adhésion du public à ses idées.

Parallèlement, dans ce même cultic milieu, a aussi été diffusé un protocole homéopathique, sans fondement scientifique, permettant de se faire vacciner en toute sécurité illustrant ainsi que le rejet de la médecine conventionnelle n’est pas aussi radical qu’on peut le penser. Mais en même temps, cela ne doit pas masquer non plus une réalité difficilement saisissable et sur laquelle nous ne disposons d’aucune donnée concrète : nombre d’adeptes de ce marché de la religiosité parallèle se sont fait vacciner en dépit de leurs appréhensions et de leurs interrogations, en raison de motivations personnelles qui leur ont semblé plus impérieuses.

La fin d’un monopole cognitif

Ainsi le marché de la religiosité parallèle, à la lumière de la pandémie, révèle-t-il la fin du monopole cognitif exercé par les discours scientifiques et politiques dominants, au profit de systèmes porteurs de sens individualisés et obéissant à des logiques personnelles d’expérimentation. Ces « chercheurs de vérité » négocient de nouveaux rapports avec le monde et la vérité, indexés non plus sur la rationalité scientifique et la société, mais sur des logiques individualistes de bien-être, d’épanouissement et d’authenticité, dans une idéologie qui sacralise la nature et condamne la culture.La série 

La série La meilleure version de moi-même de l’humouriste Blanche Gardin traite du narcissisme, du « bien-être » et de sa monétisation dans notre société.

Si, ponctuellement, des « dérives sectaires » peuvent être « observées » dans ces réseaux, elles ne constituent qu’une partie d’un phénomène beaucoup plus vaste de défiance à l’égard des discours officiels qui s’enracine dans les années 1960 et pour lequel la dénomination de « secte » semble avoir valeur d’épouvantail.

S’inquiéter de la prolifération de potentielles « dérives sectaires » est certes légitime, mais encore faudrait-il s’entendre sur leur nature et procéder à une véritable enquête de terrain afin d’en mesurer l’ampleur, les tenants et les aboutissants, et cesser de vouloir nier la complexité de la religiosité contemporaine et le pragmatisme de ses citoyens.

Texte paru initialement dans The Conversation.

Image d’en-tête : dessin de presse de Babolinus – Tous droits réservés

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