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Chronique estivale irlandaise (2/9) : L’atelier de Bacon

 L’existence du « Bacon studio » dans le cadre de la Hugh Lane Gallery en plein cœur de Dublin constitue en soi-même une énigme troublante et révélatrice. Certes, l’artiste célèbre naquit en Irlande et il y vécut les seize premières années de son existence mais c’est en Angleterre, d’abord, puis en France qu’apparut l’irrépressible besoin de peindre auquel Francis Bacon n’était nullement prédestiné. D’ailleurs, à sa mort, son légataire universel, John Edwards, proposa à la Tate Gallery de Londres d’abriter l’atelier du peintre. Pour des raisons qui demeureront obscures, la TG laissa trainer l’affaire, et ce fut, au final, Dublin qui s’empara du concept (par ailleurs peu courant) et procéda au déménagement de l’ensemble non sans quelques difficultés logistiques.

Qu’on se figure un bloc compact de matériaux et matières entremêlés dans lequel lui seul, Bacon, pouvait trouver son chemin et sa logique. Bacon chérissait son désordre et rien ne l’importunait davantage que les lieux rangés et sereins. Ce taudis titanesque aidait Bacon à créer et il est, ce taudis, à l’image de l’œuvre tout entière : un maelstrom de déchirures et d’arrachements qui raconte l’épaisseur des angoisses intimes.

La pièce est rectangulaire et de taille modeste mais elle est comble de tout ce qui, de près ou de loin, peut importer à un artiste peintre en pleine création : pinceaux, tubes, palettes, brosses, toiles, crayons, feutres, feuilles, papiers, photographies, cartons, dessins, croquis, plâtres, outils, etc. L’espace est occupé, en totalité : les murs, le sol, les meubles, ça déborde, ça regorge, ça dégorge, et, qui plus est, il n’est pas de séparation entre la pensée, le travail, l’exécution et l’œuvre. Le processus est en cours et l’on ne peut en être que le spectateur médusé. Ce qui est à faire côtoie ce qui est fait, ce qui est en cours, ce qui sera fait, ce qui est pensé. L’œuvre achevée, celle qu’on encadrera et qu’on exposera, n’est qu’une parcelle infime de ce chaos luxuriant qu’est l’atelier et elle aurait pu, l’œuvre, se poursuivre infiniment si le maître des lieux n’avait pas décidé de s’absenter à tout jamais. D’ailleurs, le plus grand des chevalets, en plein centre de l’espace, ne supporte aucune toile : l’atelier, en lui-même, est une toile dont l’inachèvement fait le charme.

Dans la salle qui précède l’atelier du peintre sont accrochés quelques toiles de l’artiste, moins d’une demi-douzaine, qui viennent rappeler les caractéristiques d’une œuvre aussi glaçante que fascinante. Dès 1960 (Head of woman) les traits du modèle portraituré sont envahis, littéralement, par un rouge funeste et sanglant. De la même façon, l’autoportrait inachevé (S.P. 1991-92) montre l’artiste défiguré d’une façon macabre, comme si le trait destiné à représenter le corps étirait le visage jusqu’à l’impensable. Quant à l’énigmatique Kneeling figure, back view, de l1982, il mêle, en un raccourci gémellaire, la silhouette, saisie en une pause obscène, de l’amoureux, Georges Dyer, et l’élégance quasi-virginale d’un nu digne du quattrocento : le mal et le bien, le divin et le profane, l’idéal et l’abject, en quelques traits de couleur étalée par un pinceau mélancolique. Bacon est trop cru pour être toléré : son désordre, celui de son atelier, est aussi celui de sa psyché, et il nous renvoie, tous, aux désordres de nos egos. Bacon disait l’inévitable angoisse du vivant : son œuvre le disait, et son atelier le dit. Son chaos nous renvoie, comme en quelque amer effet de miroir, à notre propre chaos. Allez savoir si la Tate gallery n’avait pas, au final, jugé son public inapte à tolérer pareille leçon des ténèbres ?

Illustration : Perry Ogden – Bacon Studio 1998 – Hugh Lane Gallery

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