ChroniqueCultureIrlandePeintureVoyages

Chronique estivale irlandaise (3/9) : Vermeer à la National Gallery Dublin

 En temps ordinaire, la salle 38 de la National Gallery of Ireland abrite exclusivement le chef d’œuvre suprême de la collection : Woman writing letter, with her maid, de Johannes Vermeer. Mais, depuis quelque mois et jusqu’à la fin août, la toile célèbre a été rejointe par Mistress and maid du même artiste., à la faveur d’un réaménagement en cours dans la Frich collection de New-York. Et le rapprochement entre les deux œuvres du maitre est plus que parlant et procure même un étrange sentiment de parallélisme voire de continuité narrative, tout à fait calculé et renforcé par la disposition spatiale des deux toiles : à gauche l’œuvre de 1670 appartenant à la collection permanente et à droite l’œuvre de 1666 prêtée par le musée américain. Bien entendu, ce sentiment est totalement artificiel et fantaisiste, surtout qu’en l’occurrence elles sont disposées dans l’ordre chronologique inverse : de la plus récente à la plus ancienne.

Ces deux toiles font partie des six que l’artiste flamand consacra au thème de la lettre : à chaque fois, la femme, celle qui rédige ou reçoit la missive, est enfermée dans un intérieur domestique et la lettre paraît constituer comme un surgissement du monde extérieur, comme une voix venue d’ailleurs pour interrompre l’enfermement.

Dans les deux œuvres présentées à la NGI, on a affaire à une scène réunissant la maîtresse de maison, une bourgeoise richement vêtue, d’âge mûr, et sa servante. Dans les deux cas également, il est question, de façon centrale, d’une lettre : celle que la bourgeoise rédige sur la toile irlandaise, celle que la bourgeoise reçoit sur la toile américaine. L’une des caractéristiques (et non des moindres) de l’art de Vermeer consiste à nous raconter une histoire : un peu à la façon, certes anachronique, d’une photographie qui s’en viendrait figer les personnages dans leur action en cours, la toile fixe un moment crucial de vie.

Sur la toile irlandaise, cadrée en plan général, la maîtresse de maison est assise à son bureau et rédige, avec une intense concentration, une missive que, sans doute, la servante, debout derrière, légèrement à gauche de la composition, sera ensuite chargée de porter au destinataire. Rien ne préjuge de la teneur de la lettre en question : affaire de cœur ? affaire d’argent ? affaire de famille ? Toujours est-il que la servante ne semble guère intéressée par l’activité de sa maîtresse. Elle ne cherche pas du tout à lire par-dessus l’épaule de celle-ci, comme on pourrait être tenté de le faire en pareil cas, comme nous serions, nous, tentés de le faire. Au contraire, elle se détourne et regarde par la fenêtre, fenêtre située à gauche de la composition et par laquelle nous parvient une lumière intense, celle d’une belle journée ensoleillée, début ou fin de jour, qui éclaire la pièce, le sol, le bureau, et, sur le mur du fond, un tableau. L’auteur de ce tableau dans le tableau n’a jamais été identifié mais le thème, en revanche, l’a été : il s’agit d’un « Moïse sauvé des eaux ». Quel Moïse sauve-t-on chez Vermeer et de quelles eaux ? C’est un peu comme si la servante, pour en revenir à elle, ne se faisait aucune illusion sur l’intérêt du labeur appliqué de sa maîtresse, comme si elle savait ce labeur vain et qu’il fallait attendre d’ailleurs la lumière, l’espoir, le demain. Attendre d’ailleurs que Moïse soit sauvé. Le sol de la pièce, quant à lui, est constitué d’un damier de carreaux noirs et blancs, et les carreaux blancs, sans doute du marbre, font écho, de par leurs formes et de par leurs marbrures, à la feuille de papier sur laquelle une lettre est en train de s’écrire : c’est une sorte de parodie, au sol, de l’action inutile de la bourgeoise. Comme si même les carreaux du sol, autant que le regard détourné de la servante,  et la feuille de papier froissé reste d’une missive abandonnée sans suite, minimisaient l’importance de l’acte épistolaire, de cette lettre que nous, spectateurs, voyons si peu, si mal, sous les mains de la maîtresse, et qui, d’ailleurs, est bien loin de constituer le centre de la composition.  Sur le bord gauche du tableau, un lourd rideau de velours va du plafond au plancher, tel quelque rideau de scène théâtrale, une sorte de signe manifeste que « quelque chose se joue ici ». tout dit l’attente, la gêne, l’interrogation, l’angoisse…

Sur la toile américaine, alors que la maîtresse de maison est, elle aussi, occupée à rédiger une lettre, ou du moins s’apprête à le faire, la servante lui remet une missive qui, sans doute, vient d’arriver. La bourgeoise porte sa main gauche à la bouche dans un geste de surprise comme si elle voulait s’empêcher de manifester de façon trop bruyante sa surprise. De ce fait, la plume qu’elle tenait de la main droite est retombée sur le papier, inutile, inefficace, interdite. Les corps de la maîtresse et de la servante dessinent dans l’espace deux diagonales en contradiction autour de la lettre remise, lettre qui, elle, ne se situe pas non plus au centre de la composition. Le centre, le vrai centre, est vide. C’est une sorte de lieu sans lieu où s’en viendraient se fondre et se confondre les regards échangés par les deux femmes, le geste de remise de la lettre et l’autre geste, celui de l’expression de la surprise. De manière étonnante d’ailleurs, le titre de la toile passe sous silence la lettre alors que, pourtant, elle constitue, cette lettre, le sens-même, névralgique, de la situation. Elle en donne la symbolique et la dynamique. La lettre n’est pas ici volée comme chez Poe, elle est énigmatique, mystérieuse, éclipsée, elliptique. On ne sait de quel tortueux espoir sentimental, de quel terrible secret familial, de quel abyssal souci financier, une telle lettre est porteuse, mais on les devine. Et sur la toile américaine, si l’on n’aperçoit ni la fenêtre ni le sol, c’est bien du haut à gauche que provient la lumière, donc une lumière du passé et qui exprime la supériorité, la domination, l’écrasement. Et, sur cette même toile américaine, la maîtresse porte un élégant col d’hermine dont les points noirs sur fond blanc font écho aux lettres tracées sur le papier : parodie là aussi de l’insignifiance des mots devant l’acuité des sentiments. Sur cette même toile, si ne figure aucun rideau de théâtre, en revanche la nappe est mal ajustée sur la table, comme si elle n’avait été que partiellement apprêtée pour faire semblant, histoire de construire, vite fait, un semblant approximatif de décor  à ce drame familial symptomatique.

Deux chefs d’œuvre absolus et étrangement gémellaires à la NGI qui réaffirment combien Johannes Vermeer se montra le maître des secrets bien gardés de la bourgeoisie flamande du XVII ème siècle.

Image d’en-tête : Johannes Vermeer (1632–1675), Mistress and Maid, ca. 1666−67. The Frick Collection, New York, photo : Joseph Coscia Jr.

Science infuse est un service de presse en ligne agréé (n° 0329 x 94873) piloté par Citizen4Science, association à but non lucratif d’information et de médiation scientifique.
Notre média dépend entièrement de ses lecteur pour continuer à informer, analyser, avec un angle souvent différent car farouchement indépendant. Pour nous soutenir, et soutenir la presse indépendante et sa pluralité, faites un don pour que notre section presse reste d’accès gratuit, et abonnez-vous à la newsletter gratuite également !.

ou via J’aime l’Info, partenaire de la presse en ligne indépendante

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Résoudre : *
29 + 5 =