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Intelligence artificielle et traduction : quel impact sur la profession ?

Les traducteurs font partie des professionnels touchés précocement et de plein fouet par l’essor des robots traducteurs de plus en plus évolués. Quelles sont les conséquences sur le métier ? Avis croisés de la Société française de traduction (SFT) et de traducteurs experts médicaux

Tout le monde connaît l’outil Google traduction parmi d’autres applications de traduction disponibles pour le public, dont l’usage intensif permet en permanence de les améliorer via le « deep learning ». Les traducteurs professionnels disposent également d’outils de TAO (traduction assistée par ordinateur) qui segmentent et analysent les textes à traduire. Plus récemment, ChatGPT est entré dans la danse pour ceux qui pratiquent la traduction libre à but marketing ou « transcréation » (condensé de traduction-création). Ici on ne cherche pas à fidèle au texte d’origine, mais à répondre aux souhaits de son client pour produire un texte répondant à des objectifs marketing.

Pour les professionnels de la traduction, ces outils ont de multiples conséquences sur leur pratique, beaucoup de traducteurs étant contraint de muer vers le métier de post-éditeur. Il y a aussi des conséquences économiques importantes à ces changements.

Cet article aborde cette problématique d’intelligence artificielle appliquée à la traduction du point de vue des professionnels, d’abord avec le point de vue de la SFT, premier organisme rassemblement des traducteurs professionnels en France, suivi de quelques réflexions générales émanant de l’expertise en traduction médicale très technique.

La SFT est un syndicat professionnel des métiers de la traduction et de l’interprétation en France. En tant que syndicat, elle défend les intérêts des professionnels concernés. Elle existe depuis 1947 ! C’est Gaëlle Gagné, membre du Comité directeur et trésorière de la SFT, qui a bien voulu se prêter au jeu des questions/réponses. Nous avons choisi de vous livrer l’intégralité de sa contribution.

L’INTERVIEW

Science infuse : Selon vous, l’introduction des robots de traduction est-il un bien ou un mal dans la traduction professionnelle ?

Gaëlle Gagné (SFT) : Je vais vous faire une vraie réponse de traductrice : « ça dépend du contexte » (et pour qui) !

La traduction automatique, qui consiste à utiliser un programme informatique pour faire passer un texte d’une langue à une autre sans intervention humaine, est un des premiers usages de l’intelligence artificielle employant des réseaux de neurones « nourris » de corpus de textes (traduits) pour produire un contenu adapté selon le contexte. Avant cela, les traducteurs utilisaient déjà des outils de traduction assistée par ordinateur (TAO) qui conservaient en mémoire leur travail pour accélérer le processus de traduction et en améliorer la cohérence (réemploi de bout de phrases ou « segments » déjà traduits et validés), mais les traductions enregistrées en mémoire et proposées par la machine étaient uniquement produites par des humains.

D’abord risibles, les traductions des algorithmes, ont fini par attirer l’attention des professionnels et des donneurs d’ordre quand la traduction automatique neuronale (TAN) a été suffisamment au point pour intégrer nos processus de production (vers 2015). Nos clients nous ont alors demandé d’intervenir en tant que relecteurs de la machine : une prestation baptisée post-édition.

Les avantages pour nos clients (clients directs et agences de traduction) sont bien évidemment des économies et un gain de temps non négligeable : la traduction automatique permet de répondre à une demande exponentielle de contenus multilingues et de traiter ceux qui n’auraient jamais été traduits auparavant, par manque de temps ou d’argent. Lorsque le moteur automatique est bien entraîné (avec des contenus adaptés et similaires à ceux qu’on leur demande de produire), le gain de productivité est en effet significatif.

Science infuse : Quel est l’impact pour les traducteurs professionnels, en termes de qualité/intérêt du travail et en termes économiques ?

Gaëlle Gagné : Pour les traducteurs, les bénéfices sont moins évidents : dans les domaines culturels (audiovisuel, traduction littéraire et d’édition, jeu vidéo) et même l’interprétation de conférence (depuis la démonstration très parlante de l’outil HeyGen qui reproduit le mouvement des lèvres et double la voix), les innovations en IA inquiètent les professionnels. En plus de menacer leur modèle économique, l’intégration de ces technologies dans ces métiers pourrait entraîner un appauvrissement de la langue, l’uniformisation des cultures, le pillage de la propriété intellectuelle, la manipulation, etc.

Dans les domaines de la traduction « pragmatique », la post-édition demande énormément de concentration, car la machine ne fait pas les mêmes erreurs que les humains. À la lecture, la « production machine » est fluide et semble de prime abord juste, mais le diable est dans les détails et à y regarder de plus près on constate des lourdeurs, des erreurs, des glissements de sens, voire des contresens.

Il nous faut donc être extrêmement vigilants et faire sans cesse l’aller et retour entre la source et la cible tout en répondant à une forte contrainte de temps, puisque nos donneurs d’ordre considèrent que peu d’intervention est nécessaire et notre rémunération est généralement basée sur le nombre de mots (source) traités.

Nous sommes donc contraints de décider rapidement si l’on conserve, corrige ou retraduit complètement une phrase et donc de « doser l’effort » de traduction, ce qui va à l’encontre de notre formation initiale et de notre amour du travail bien fait. Beaucoup refusent ces conditions de travail (57 % d’après la dernière enquête de la SFT sur les pratiques professionnelles), mais elles ont tendance à se généraliser à mesure que nos clients intègrent la traduction automatique à leurs processus.

Science infuse : Quelles sont vos préconisations en la matière pour les traducteurs ?

Face à cette situation, la SFT, comme d’autres organisations professionnelles, souhaite se positionner pour mieux accompagner les prestataires de services linguistiques et leurs clients. Nous avons soumis à nos membres un questionnaire pour recueillir leurs points de vue avant la mise en place d’un groupe de travail pour définir et diffuser largement nos recommandations.

En attendant, nous encourageons les traducteurs à s’informer et à se former pour juger par eux-mêmes de l’utilité de l’IA dans leur travail. En dehors de la traduction, les IA génératives peuvent nous aider à faire des recherches sur le contexte et la terminologie d’un contenu à traduire, à reformuler, à relire et corriger, à analyser la qualité de notre travail… Ce sont aussi des outils précieux pour nous aider à promouvoir et gérer nos entreprises au quotidien, cependant, il convient de les utiliser de manière raisonnée dans le respect de la propriété des données.


Science infuse : Quelles sont vos préconisations pour les donneurs d’ordre (agences de traduction, autres) ?

En tant que partenaires de nos clients, nous nous devons de les alerter sur les limites de la traduction automatique. En dehors des usages purement utilitaires pour comprendre et se faire comprendre, si la traduction a un impact sur leurs ventes, leur image, leur responsabilité, elle ne devrait jamais se passer de l’humain, car c’est le seul garant de l’adaptation du contenu traduit à l’usage et l’audience ciblée et de la confidentialité de leurs textes et de leurs données.

Certains envisagent l’avenir du traducteur dans un nouveau rôle de « consultant linguistique » guidant ses clients dans le choix des outils et des processus leur permettant de produire des contenus multilingues adaptés. Dans une interview qui a fait grand bruit dans notre secteur d’activité, un patron d’agence de traduction a récemment affirmé que la post-édition est simplement de la traduction humaine et devrait être tarifée en tant que telle : un point de vue largement partagé par les professionnels (65,3 % des répondants d’un sondage après cette interview considèrent que le terme de post-édition devrait être éliminé). Il est clair que la tarification de ces prestations présente clairement un enjeu pour la valorisation de nos savoir-faire et de nos professions.

Enfin, comme le rappelle le collectif « En chair et en os » (voir sources ci-dessous), « les programmes d’IA génératifs sont alimentés par des œuvres humaines existantes, “minées” comme de simples données de masse, sans que leurs auteurs et autrices aient pu  Par ailleurs, le traitement des données reste dépendant d’un travail humain colossal et invisibilisé, souvent exercé dans des conditions déplorables, sous-payé, déshumanisant, voire traumatisant (quand il s’agit de modération de contenus). Enfin, le stockage des données nécessaires au fonctionnement et à l’entraînement des algorithmes produit une empreinte écologique catastrophique en termes de bilan carbone et de consommation d’énergie. »

Au vu de cet impact social, économique et écologique, l’exemple de la traduction, qui avec quelques années d’avance nous donne à voir les conséquences du développement rapide de l’IA, nous montre qu’une réflexion s’impose à l’échelle de la planète pour encadrer les usages et le développement de ces technologies.

Merci à la SFT et Gaëlle Gagné pour leur temps !

Point de vue d’experts : l’IA dans la traduction médicale très technique

Science infuse connaît le point de vue du traducteur professionnel pour en avoir en interne et en contributeurs externes pour la traduction d’articles sélectionnés par la Rédaction. Dans ce dernier cas, si les sciences sont régulièrement abordées, il ne s’agit pas dans nos colonnes de traduction technique mais de traduction relativement généraliste sur des articles de vulgarisation ou d’opinion destinés au grand public.

Néanmoins, ceux d’entre eux qui pratiquent la traduction professionnelle médicale sont d’abord des experts médicaux venant du terrain (professionnels de santé et/ou de la recherche médicale) convertis à la traduction professionnelle. Les plus seniors ont été sollicités par les donneurs d’ordre pour cette activité qu’ils pratiquaient déjà dans leur métier d’origine avant même l’arrivée des outils de TAO et les robots de traduction. Il s’agissait de prendre en charge des documents très techniques de communication d’experts à experts (« specialist-facing » dans le jargon) sur des sujets particulièrement innovants, liés à la recherche fondamentale ou appliquée. Il s’agit tout particulièrement de chimie, biochimie, biologie, génétique et pharmacologie portant sur des découvertes de médicaments, outils de diagnostic et dispositifs médicaux, de concepts, procédés, technologies nouvelles, modes d’action originaux. Dans ces situations particulières, les traducteurs de formation, même avec spécialisation médicale, peuvent être dépassés malgré tous les référentiels professionnels à leur disposition. Et pour cause : ce sont souvent des domaines sans référentiels terminologiques du fait du caractère innovant des sujets traités. Faire appel à des spécialistes du métier est alors un recours évident.

Dans ces domaines d’innovation scientifique et médicale, les « clients » des traducteurs experts médicaux sont de différents ordres : des organisations gouvernementales, comme par exemple l’OMPI (Organisation mondiale de la propriété intellectuelle) pour la traduction de brevets d’invention, de grosses agences de traduction de renommée mondiale, qui souvent ont développé de gros services internes dédiés à la traduction en recherche scientifique et médicale. Leur usage est souvent imposée par les politiques d’achat des donneurs d’ordre et clients d’envergure. Il peut s’agir de laboratoires pharmaceutiques ont des volumes de traduction scientifique et médicales énormes du fait de leurs activités internationales. L’externalisation est de mise, auprès de prestataires certifiés qui peuvent répondre à des commandes à turn-over rapide 24h sur 24, ces agences ayant des bureaux dans le monde entier : Ces agences de traduction internationales de poids répondent ainsi présentes avec des infrastructures qui donnent le change. Elles intègrent les normes qualité de traduction qui exigent l’intervention de multiples traducteurs et linguistes pour tout document à traduire au moyen d’un processus d’assurance et de contrôle qualité. Pour cela il faut une « équipe » et le modèle du traducteur « freelance », auto-entrepreneur qui est très répandu dans la traduction, ne permet pas de répondre aux exigences des clients en direct. Il faut une équipe, une entreprise avec du personnel qualifié.

Les agences de traduction sont pour cette raison les partenaires privilégiés de donneurs d’ordre en matière d’innovation et de recherche médicale pour la plus grande partie des volumes de traduction. Pour faire face tant aux volumes, qu’aux circuits de traduction-post-édition-relecture imposés par le contrôle qualité, l’enjeu a rapidement été économique : la main-d’œuvre humaine est coûteuse : l’automatisation et l’IA sont clés car sources de gains de productivité. Au fil du temps la pure « robotisation » en traduction automatique est passée à la « contextualisation robotisée » de la traduction grâce au deep learning. Tout cela a commencé il y a près de 10 ans, et plus le temps passe en la matière plus les outils d’IA sont performants : les robots traducteurs apprennent en permanence entre eux et bien sûr, des traductions humaines. Les grosses agences de traduction disposent d’équipes de de traducteurs humains en interne et en sous-traitance qui leur permettent d’alimenter un robot traducteur « maison » qui comporte des modules qui s’adaptent aux exigences linguistiques de leurs gros clients . Les gains de productivité et donc financiers sont ici un enjeu énorme : on « dégrade » le travail des traducteurs, la traduction étant faite par le robot d’un clic, les traducteurs humains relégués à la post-édition et payés parfois à 50 % de leur tarif de traduction pour ce travail ingrat. Car la post-édition, ce n’est pas de la traduction. C’est un métier différent : on ne traduit pas, on chasse les erreurs de traduction, qui étant le fruit d’une machine, n’ont rien d’évident à détecter.
D’un point de vue assurance et contrôle de qualité, le principe est totalement aberrant : la machine « crée » de l’erreur parfois sournoise, en quantité. C’est à l’opposé du cercle vertueux de la qualité qui veut que l’on produire le meilleur d’emblée pour minimiser le risque d’erreurs en aval.

Les robots traducteurs, grâce au deep learning des réseaux neuronaux, progressent vite. Traduction généraliste ou technique, la traduction automatique progresse sans cesse en qualité. Mais il reste toujours ces niches de traductions où cela ne passe toujours pas au croisement de l’expertise métier requise et de la nouveauté (innovation/recherche). Traduction humaine ou machine, pour ces sujets trop techniques ou innovants les traducteurs experts métiers issus du terrain identifient à coup sûr une traduction non faite ou non revue par un des pairs… C’est sans doute ce qui sauve les traducteurs qui font ce métier du fait de leur expertise métier qui n’est pas la traduction. Alors évidemment, la tendance est de tenter de les utiliser non pas en traduction mais en post-édition, eux aussi. Aujourd’hui, les machine n’ayant toujours pas la maîtrise sur les sujets médicaux trop techniques pour elles, le travail qu’elles fournissent n’est pas à la hauteur. En pratique, le travail de post-édition peut être un calvaire et bien plus éprouvant et consommateur de temps qu’une traduction classique. Les tarifs des agences n’en tiennent pas compte, basées sur des grilles « post-édition. La traduction automatique neuronale (TAN), par essence, standardise, et le standard n’est pas de mise dans l’innovation qui est au cœur des sujets traités ici. Il en résulte une baisse de qualité des traductions, les donneurs d’ordre étant inexorablement attirés par des traducteurs nouveaux entrants n’ayant pas d’expertise métier (innovation et recherche médicale) qui accepteront les tarifs bas de la post-édition et fourniront un travail médiocre, qui va lui-même niveler vers le bas machine qui s’alimente de leur travail en retour.

Orientation vers l’expertise

Certains de ces traducteurs experts métiers issus du terrain médical, sont régulièrement appelés à la rescousse pour un examen indépendant de traduction produite par tiers, à savoir suite à une plainte de client quant à la qualité d’une traduction médicale. C’est une sorte d’expertise où il faudra déterminer si la plainte du client est justifiée, la nature des erreurs de traduction et leur impact, et parfois même déceler l’usage de robots de traduction par un professionnel incriminé. Car il faut le savoir, si les grosses agences de traduction utilisent des robots traducteurs du marché ou maison pour limiter le travail des traducteurs humains à la post-édition, elles l’interdisent souvent aux post-éditeurs. Or, en traduction médicale très technique, les post-éditeurs non suffisamment qualifiés y font parfois appel. Un problème de déontologie que l’on retrouve aussi d’ailleurs avec ChatGPT pour faire le travail de transcréation.
Quelques traducteurs médicaux issus de terrain s’adonnent à une activité d’auxiliaire de justice, réalisant des traductions assermentées ou dans le cadre d’expertises judiciaires dans leur domaine médical. Missionnés par des tribunaux, la police ou des avocats, ils traduisent souvent des documents non numériques ce qui exclut l’usage de robots traducteurs. Des modalités « artisanales » qui permettent de conserver peut-être, pour un temps ou pour longtemps, ses lettres de noblesse au métier de traducteur ?

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