Liberté, Responsabilité & Société dans la crise sanitaire
Les Mardis à Paris de l’ESSEC ont organisé une conférence le 29 mai 2021 sur le thème « Nos libertés » avec différentes tables rondes. Nous nous intéressons ici à celle focalisée sur les concepts de “Liberté et Société” et évoquant la crise sanitaire.
Elle réunissait :
- David Djaïz, directeur de la stratégie et de la formation de l’Agence Nationale de la Cohésion des Territoires, enseignant à Science-Po
- Raphaël Enthoven, enseignant, philosophe et écrivain
- Karine Lacombe, cheffe du service des Maladies Infectieuses et Tropicales, Hôpital Saint-Antoine, Paris
Nous vous proposons de visionner dans une vidéo de 18 min, des extraits touchant plus directement à la crise sanitaire, et si vous le souhaitez la vidéo complète de cette table ronde d’une durée de 1h20, et vous proposons ci-dessous nos commentaires et réflexions.
Le grand intérêt de cette table ronde est de montrer que l’on ne peut pas distinguer la liberté de la responsabilité car la liberté est interactive et peut impliquer autant l’autre que soi-même. De ce fait, elle ne peut revenir à une absence de contraintes.
Dès lors qu’il est libre, l’homme est responsable. Seul un sujet privé de liberté n’est pas responsable de ses actes et n’a pas à répondre de leurs conséquences, à l’instar d’un individu soumis à un trouble qui abolit son discernement. Cet individu n’a pas accès au contexte, ou alors ce contexte est rendu déréel par la maladie, il n’a pas accès non plus à l’autre comme sujet. Il est hors du monde que nous partageons. La liberté est aussi celle d’avoir accès à son désir propre, non perturbé, de prendre une décision par rapport à ce désir, et ainsi de poser un acte en connaissance de cause.
Je ne peux pas toujours tendre simplement la main, droit devant moi, pour me saisir de l’objet de mon désir et éteindre l’insatisfaction, comme le croit l’enfant en bas âge. Je dois souvent faire un détour : si je veux ceci, je dois d’abord en passer par cela pour l’obtenir, autrement dit en passer par la frustration de l’attente et des étapes préalables, voire par l’acceptation d’un compromis concernant l’objet de mon désir.
Accusées de nous priver de liberté, les mesures sanitaires sont des réponses à notre désir de liberté, détours qui s’appuient sur la prise de conscience de nos responsabilités et des actions à mettre en place pour justement la retrouver. Si nous advenons comme sujet, c’est grâce à notre capacité à être soumis au manque, à l’attente, conditions nécessaires pour pouvoir faire ce détour qui mène à l’objet de notre désir. Le désir nous meut certes, mais sans ces conditions il peut détruire sur son passage.
Quoi que nous fassions – respecter ou enfreindre ces mesures – notre responsabilité est engagée car elle implique l’autre : si je prends la liberté de ne pas porter de masque, cela signifie que je prends la responsabilité de me contaminer ou celle de contaminer l’autre (si je tombe malade, il n’est pas sûr que je continue alors à confondre liberté et absence de contraintes, car je grimperais bien haut dans la hiérarchie des contraintes).
Si la liberté individuelle permet de prendre un risque pour soi (pas de masque, ni vaccin, etc.) elle ne permet pas de faire subir un risque à l’autre. Une maladie contagieuse met magistralement devant cette réalité : ma liberté est aliénée à autrui. Aussi, la liberté solidaire est-elle un équilibre dans lequel la liberté individuelle s’arrête où commence celle des autres.
La crise sanitaire du Covid-19 a donné lieu à des attitudes divergentes sur la question de la liberté solidaire, notamment quant à deux groupes : les jeunes et leurs aînés. Certains ont œuvré vers une fracture entre ces deux groupes, les aînés étant le groupe le plus vulnérable à la pandémie : ce dernier a été stigmatisé et mis en cause comme responsable d’atteindre à la liberté des plus jeunes soumis à un sacrifice inacceptable (visionnez notre vidéo debunk de l’émission On Est En Direct : Laurent Ruquier reçoit Karine Lacombe). A l’inverse, d’autres ont accusé les jeunes d’égoïsme et d’ingratitude. Heureusement, bien qu’ayant causé des tensions, la généralisation de ces clivages ne s’est pas faite et il est essentiel de l’éviter. La vie en société n’implique pas que des droits, mais aussi des obligations, c’est le principe d’un état de droit, et c’est finalement l’ensemble de ces obligations individuelles qui permet à la liberté individuelle de s’épanouir.
L’individualisme est lui aussi souvent confondu avec l’absence de contraintes sociales. Or un individu ne survit que grâce à la société dont il fait partie, donc les devoirs qu’il a envers cette même société le protègent tout en la protégeant. L’individualisme absolu, généralisé, serait une sorte de suicide car il reviendrait à une destruction de la société dont l’individu dépend.
Mais l’individu n’est pas seul responsable, les pouvoirs publics posent ces mesures en les modulant en fonction des connaissances et de l’évolution du virus. On doit, en tant que citoyen, rester vigilant sur leur application, leurs limites (pas d’obligation vaccinale si tout le monde n’a pas eu accès au vaccin), leur durée (celle du risque pour la population) et la protection des données.
Le débat public pendant la crise sanitaire a rappelé que tout le monde pouvait dire tout et n’importe quoi, ce qui a donné lieu à une cacophonie de voix individuelles ou groupales, certaines parlant plus fort que d’autres et ne s’appuyant pas sur la compétence mais sur la séduction, le populisme et la démagogie. Vu l’enjeu sanitaire, ces discours manipulateurs auxquels il a été fait tribune sont dangereux car certains se sont attaqués aux mesures de la lutte contre la pandémie. Manipuler l’accès au savoir scientifique du plus grand nombre, gauchir les connaissances pour servir des enjeux narcissiques et/ou matériels personnels, livrer aux gens un savoir falsifié est proprement une attaque à la liberté, liberté de savoir et de penser.
Associations, corporations, syndicats,… les groupes fondés sur la science doivent se reconstituer pour une parole de qualité dans le débat public, les mouvements associatifs et citoyens prendre une vraie place dans la société civile pour être acteurs de voix concertées.