Marie Tharp a été la première à cartographier le fond des océans il y a 60 ans
par Suzanne OConnell, Harold T. Stearns Professor of Earth Science, Wesleyan University, États-Unis
Malgré toutes les expéditions en haute mer et les échantillons prélevés sur les fonds marins au cours des 100 dernières années, l’homme en sait encore très peu sur les profondeurs de l’océan. Et il y a de bonnes raisons d’en savoir plus.
La plupart des tsunamis commencent par des tremblements de terre qui se produisent sous le plancher océanique ou à proximité. Les fonds marins abritent des poissons, des coraux et des communautés complexes de microbes, de crustacés et d’autres organismes. Sa topographie contrôle les courants qui distribuent la chaleur, contribuant ainsi à réguler le climat de la Terre.
Marie Tharp, née en 1920 dans le Michigan aux États-Unis, est une géologue et océanographe qui a créé des cartes qui ont changé la façon dont les personnes se représentent les deux tiers du monde. À partir de 1957, Marie Tharp et son partenaire de recherche, Bruce Heezen, ont commencé à publier les premières cartes complètes montrant les principales caractéristiques du fond des océans , montagnes, vallées et fosses.
En tant que géoscientifique, je pense que Marie Tharp devrait être aussi célèbre que Jane Goodall ou Neil Armstrong, et voici pourquoi.
Traversée de l’Atlantique
Jusque dans les années 1950, de nombreux scientifiques pensaient que les fonds marins étaient dépourvus de caractéristiques. Marie Tharp a démontré qu’ils contenaient des terrains accidentés et qu’une grande partie d’entre eux étaient disposés de manière systématique.
Ses images ont joué un rôle essentiel dans le développement de la théorie de la tectonique des plaques, c’est-à-dire l’idée selon laquelle les plaques, ou les grandes sections de la croûte terrestre, interagissent pour générer l’activité sismique et volcanique de la planète. Des chercheurs antérieurs, notamment Alfred Wegener, avaient remarqué que les côtes de l’Afrique et de l’Amérique du Sud s’emboîtaient parfaitement et avaient avancé l’idée que les continents avaient autrefois été reliés. Marie Tharp a identifié des montagnes et une vallée de rift au centre de l’océan Atlantique, un endroit où les deux continents ont pu se déchirer.
Grâce aux représentations du fond de l’océan dessinées à la main par Marie Tharp, je peux imaginer une promenade sur le fond de l’océan Atlantique, de New York à Lisbonne. Le voyage m’emmènerait le long du plateau continental. Puis je descendrais vers la plaine abyssale de Sohm. Je devrais contourner des montagnes sous-marines, appelées monts sous-marins. J’entamerais ensuite une lente ascension de la dorsale médio-atlantique, une chaîne submergée de montagnes nord-sud.
Après être montée à 2 500 mètres sous le niveau de la mer jusqu’au sommet de la dorsale, je redescendrais de plusieurs centaines de mètres, traverserais le rift central de la dorsale et remonterais par-dessus le bord oriental de la dorsale. Je redescendais ensuite vers le fond de l’océan, jusqu’à ce que je commence à remonter le talus continental européen jusqu’à Lisbonne. Au total, la marche représentait environ 6 000 kilomètres, soit près de deux fois la longueur du sentier des Appalaches.
Cartographier l’invisible
Née à Ypsilanti dans le Michigan, Marie Tharp a étudié l’anglais et la musique à l’université. Mais en 1943, elle s’est inscrite à un programme de maîtrise de l’université du Michigan conçu pour former des femmes à la géologie pétrolière pendant la Seconde Guerre mondiale. « On avait besoin de filles pour occuper les postes laissés vacants parce que les hommes étaient partis au combat », se souviendra plus tard Marie Tharp.
Après avoir travaillé pour une compagnie pétrolière en Oklahoma, Marie Tharp a cherché un poste de géologue à l’université de Columbia en 1948. Les femmes ne pouvaient pas embarquer sur les navires de recherche, mais Marie Tharp savait dessiner et a été embauchée pour aider les hommes étudiants diplômés.
Marie Tharp travaille avec Bruce Heezen, un étudiant diplômé qui lui donne des profils de fonds marins à dessiner. Il s’agit de longs rouleaux de papier qui indiquent la profondeur du fond marin le long d’une trajectoire linéaire, mesurée à partir d’un navire à l’aide d’un sonar.
À partir d’une grande feuille blanche, Marie Tharp trace des lignes de latitude et de longitude. Elle marque ensuite soigneusement l’endroit où le navire s’est déplacé. Ensuite, elle lit la profondeur à chaque endroit sur le profil du sonar, l’indique sur la trace du navire et crée son propre profil condensé, montrant la profondeur du plancher océanique en fonction de la distance parcourue par le navire.
L’une de ses principales innovations a consisté à créer des croquis représentant l’aspect du fond marin. Ces vues ont facilité la visualisation de la topographie du plancher océanique et la création d’une carte physiographique.
Le tracé minutieux par Marie Tharp de six profils d’est en ouest à travers l’Atlantique Nord a révélé quelque chose que personne n’avait jamais décrit auparavant : une fissure au centre de l’océan, large de plusieurs kilomètres et profonde de plusieurs centaines de pieds. Marie Tharp a suggéré qu’il s’agissait d’une vallée du Rift, un type de long fossé connu sur terre.
Bruce Heezen qualifia cette idée de « discussion de filles« et demanda à Marie Tharp de recalculer et de reformuler. Lorsqu’elle le fit, la vallée du rift continua d’être là.
Un autre assistant de recherche s’attachait à tracer l’emplacement des épicentres des tremblements de terre sur une carte de même taille et de même échelle. En comparant les deux cartes, Bruce Heezen et Marie Tharp se rendirent compte que les épicentres des tremblements de terre se trouvaient à l’intérieur de la vallée du Rift. Cette découverte fut déterminante pour le développement de la théorie de la tectonique des plaques : elle suggérait que des mouvements se produisaient dans la vallée du Rift et que les continents pouvaient en fait être en train de s’éloigner les uns des autres.
Cette idée était révolutionnaire. Lorsque Bruce Heezen, fraîchement titulaire d’un doctorat, donna une conférence à Princeton en 1957 et montra la vallée du Rift et les épicentres, le président du département de géologie Harry Hess répondit : « Vous avez ébranlé les fondements de la géologie.«
Résistance tectonique
En 1959, la Geological Society of America a publié ‘The Floors of the Oceans : I. The North Atlantic‘ de Bruce Heezen, Marie Tharp et « Doc » Ewing, directeur de l’observatoire Lamont où ils travaillaient. Ce document contient les profils océaniques de Marie Tharp, ses idées et l’accès aux cartes physiographiques de Marie Tharp.
Certains scientifiques trouvèrent ce travail brillant, mais la plupart n’y crurent pas. L’explorateur sous-marin français Jacques Cousteau est déterminé à prouver que Marie Tharp a tort. À bord de son navire de recherche la Calypso, il traverse délibérément la dorsale médio-atlantique et descend une caméra sous-marine. À la surprise de Jacques Cousteau, le film montre l’existence d’un rift.
« Le vieux cliché selon lequel une image vaut mille mots et que voir, c’est croire, est vrai », observe Marie Tharp dans un essai rétrospectif en 1999.
Qu’est-ce qui a pu créer la faille ? Hess, de Princeton, a proposé quelques idées dans un article de 1962. Il postulait que du magma chaud remontait de l’intérieur de la Terre au niveau de la faille, qu’il se dilatait en refroidissant et qu’il poussait deux plaques adjacentes à s’éloigner l’une de l’autre. Cette idée a constitué une contribution essentielle à la théorie de la tectonique des plaques, mais Hess n’a pas fait référence au travail critique présenté dans ‘The Floors of the Oceans’ [Le plancher des océans], l’une des rares publications dans laquelle Marie Tharp était coauteur.
Toujours à l’étude
Marie Tharp a continué à travailler avec Bruce Heezen pour donner vie aux fonds marins. Leur collaboration a donné lieu à une carte de l’océan Indien, publiée par le National Geographic en 1967, et à une carte du plancher océanique mondial en 1977, actuellement conservée par la Bibliothèque du Congrès.
Après la mort de Bruce Heezen en 1977, Marie Tharp a poursuivi son travail jusqu’à sa mort en 2006. En octobre 1978, Bruce Heezen (à titre posthume) et Marie Tharp ont reçu la médaille Hubbard, la plus haute distinction de la National Geographic Society, rejoignant ainsi les rangs d’explorateurs et de découvreurs tels qu’Ernest Shackleton, Louis et Mary Leakey et Jane Goodall.
Aujourd’hui, les navires utilisent une méthode appelée cartographie par bandes à fauchée, qui mesure la profondeur sur une trajectoire en forme de ruban plutôt que le long d’une seule ligne. Les rubans peuvent être assemblés pour créer une carte précise des fonds marins.
Mais comme les navires se déplacent lentement, il faudrait 200 ans à un seul navire pour cartographier complètement les fonds marins. Un effort international visant à cartographier en détail l’ensemble des fonds marins d’ici à 2030 est en cours, à l’aide de plusieurs navires, sous l’égide de la Nippon Foundation et de la carte bathymétrique générale des océans.
Ces informations sont essentielles pour commencer à comprendre à quoi ressemblent les fonds marins à l’échelle d’un quartier.
Marie Tharp a été la première à montrer la richesse de la topographie du plancher océanique et de ses différents quartiers.
Pour aller plus loin
Image d’en-tête : Marie Tharp en train de «construire» une carte du fond de l’océan Atlantique au début des années 1950. — Granger Historical Picture Archive
Texte paru initialement en anglais dans The Conversation, traduit par la Rédaction. La traduction étant protégée par les droits d’auteur, cet article traduit n’est pas libre de droits. Nous autorisons la reproduction avec les crédits appropriés : « Citizen4Science/Science infuse » pour la version française avec un lien vers la présente page.
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