Pesticides : quand la presse française devient folle
par Géraldine Wœssner, journaliste au journal Le Point, avec leur aimable autorisation – article publié sur Le Point.fr le 30/05/2022
Abusés par l’étude d’une ONG liée au lobby bio, certains médias alertent sur le « danger » qu’il y aurait à consommer des fruits et des légumes. Une aberration.
« Hausse des résidus de pesticides : peut-on continuer à consommer des fruits et des
légumes ? » s’interrogeait très sérieusement, samedi 28 mai, un grand quotidien régional, dernier d’une
interminable série d’articles et d’émissions télévisées ayant déferlé sur les ménagères françaises, en ce long
week-end de l’Ascension. Une étude, nous alertait-on, réalisée par l’ONG Pesticide Action Network Europe et
parue le mardi 24 mai, prouverait que les résidus de pesticides dangereux « explosent » dans les vergers
européens. La preuve ? Près d’un échantillon sur trois (29 %) était contaminé par « des traces de pesticides
chimiques » (sic) en 2019, contre 18 % en 2011.
Dans la foulée, un grand quotidien vespéral examinait une étude américaine, parue en janvier dans la revue
Environment International, mais restée confidentielle, selon laquelle « les résidus de pesticides pourraient
annuler le bénéfice sanitaire des fruits et des légumes ». Panique dans les étals des maraîchers et dans les
cuisines françaises ! Panique, surtout, chez les médecins de santé publique, qui se battent au quotidien pour
convaincre leurs patients de consommer davantage de fruits et de légumes, meilleurs alliés de la lutte contre
le cancer et contre l’obésité. Des mois d’efforts ruinés, en un seul long week-end…
Offensive du lobby bio
Rassurons tout de suite le lecteur du Point : les études citées ad nauseam dans la presse ces jours-ci n’ont
rien révélé du tout (nous allons l’expliquer.) En revanche, elles surgissent dans un contexte qui mérite d’être
détaillé : après des années de croissance ininterrompue (avec un pic de + 23 % en 2018), les ventes de
produits bio sont en forte baisse, ayant reculé de 3 % en 2021 dans la grande distribution, les enseignes
spécialisées subissant elles aussi des pertes. La flambée inflationniste accompagnant la guerre en Ukraine ne
fait qu’accentuer la tendance, pour une raison évidente : les produits bio, en moyenne 50 % plus chers que
les produits conventionnels, deviennent hors de portée des bourses des ménages, déjà étranglés par
l’augmentation du coût de l’énergie.
Et la tendance devrait durer, puisque le surcoût observé sur les produits bio ne disparaîtra pas : il vient du
mode de production en lui-même, « qui nécessite plus de main-d’œuvre et peut présenter des rendements
plus faibles », notait dans un rapport récent le Haut-Commissariat au Plan, précisant qu’aujourd’hui, « le
panier de fruits et de légumes bio (90,78 euros) est presque deux fois plus cher que son homologue en
conventionnel (49,95 euros) ».
D’où l’offensive lancée récemment par le lobby du bio, rassemblé au sein de l’ONG PAN-Europe, une petite
structure qui fut longtemps présidée par le leader français du lobby Générations futures, et financée, via ses
membres, par l’ensemble des industriels de la filière : Biocoop, Synabio, etc., de même que les acteurs de la
grande distribution, pour lesquels le développement du bio constitue le seul réservoir de marges dans un
marché de l’alimentation atone (le groupe Carrefour vise 5 milliards de chiffre d’affaires dans le bio en
2022). Et complaisamment relayée par une presse française reprenant sans le moindre recul ces deux
« études » pourtant totalement aberrantes.
La présentation biaisée de PAN-Europe
La presse audiovisuelle, pour laquelle elle était formatée, s’est ruée sur la première, réalisée par PANEurope, et « révélant » qu’un tiers des fruits et des légumes produits sur le continent seraient totalement
« contaminés » par des pesticides placés sur la liste des « candidats à la substitution » par l’Union
européenne, sous-entendus : extrêmement dangereux. Titres alarmistes, chiffres terrifiants : « Autant ne
plus en manger », en ont sans nul doute conclu des centaines de téléspectateurs et d’internautes.
L’étude, pourtant, est un modèle de manipulation. Elle se base sur les données très officielles de contrôles
réalisés chaque année par les autorités sanitaires indépendantes d’Europe, qui analysent un échantillon
représentatif de produits consommés. Selon PAN-Europe, les pesticides potentiellement problématiques (et
pour lesquels on recherche, donc, une alternative) sont de plus en plus utilisés : on en retrouvait des traces
dans 21 % des échantillons en 2019, contre seulement 14 % en 2011 ! Affolant, non ?
En réalité, non. D’abord, parce que ces « traces » relevées n’apportent aucune information. Le seuil retenu
par l’ONG est celui de la « limite de détection », c’est-à-dire la plus petite quantité fournissant un signal,
fixée par défaut à 0,01 mg/kg de matière analysée. Un seuil administratif, qui ne dit rien des effets
sanitaires : le seuil sanitaire de toxicité évalue, lui, le risque pour la santé, sur la base de tests toxicologiques
effectués sur les animaux. Les traces de fludioxonil, par exemple, fongicide le plus retrouvé dans les kiwis,
selon PAN-Europe, sont autorisées par la réglementation européenne (sur les kiwis) jusqu’au seuil de
15 mg/kg… Soit 1 500 fois la valeur de détection retenue par l’ONG. En estimant que certains de ces produits
sont suspectés d’être des perturbateurs endocriniens, les seuils sanitaires ne s’appliqueraient pas.
Une opinion âprement débattue dans la communauté scientifique, et qui ne peut en aucun cas être
généralisée à toutes les molécules… On s’étonnera d’ailleurs que la même association ne s’alarme pas des
traces de médicaments et d’hormones œstrogéniques, legs de la consommation de pilule, retrouvés dans
l’eau du robinet. Les autorités sanitaires indépendantes, quant à elles, considèrent comme « peu probable »
que le fludioxonil soit un perturbateur endocrinien.
Qu’importe, le doute est jeté. L’étude ne s’étend pas, curieusement, sur les nombreux échantillons retrouvés
« contaminés » au cuivre, une substance massivement utilisée en agriculture biologique et candidate, elle
aussi, à la substitution (soupçonnée d’être génotoxique, elle s’accumule dans les sols et dans l’organisme).
Tout comme elle omet de préciser certaines statistiques. Ainsi, les lecteurs ne sauront pas que, si 741
pommes sur 2 013 testées contenaient des résidus de pesticides, 2,1 % seulement dépassaient les limites
maximales de résidus. Ils ne sauront pas non plus, donnée pourtant essentielle, que les ventes de
substances les plus préoccupantes (appelées CMR, pour cancérogène, mutagène ou reprotoxique) ont
respectivement baissé, depuis 2010, de – 79 % pour les substances classées CMR 1 (dont les effets sont
avérés), et de – 39 % pour celles classées CMR 2 (dont les effets sont seulement suspectés).
Est-il bien raisonnable de favoriser l’agriculture biologique ?
Qu’en conclure ? Au vu des données objectives, que la situation s’améliore, et qu’il n’y a pas le moindre
problème avec les pommes : les Français peuvent s’en régaler sans craindre pour leur santé. La
consommation de pommes conventionnelles n’annulera d’ailleurs pas les effets de leur consommation de bio,
comme le prétend – faussement – la deuxième étude, complaisamment relayée, elle aussi, sans le moindre
recul.
Haro sur les fruits et les légumes non bio
Celle-ci, conduite par une équipe de chercheurs des départements de nutrition, d’épidémiologie et de santé
environnementale de l’université Harvard, suggérerait « que la présence de traces de pesticides sur les fruits
et les légumes est susceptible d’annuler les bénéfices de leur consommation pour la santé ». Un résultat
obtenu en suivant trois grandes cohortes épidémiologiques regroupant 160 000 Américains
Mais cette étude, contrairement à ce qu’a rapidement laissé entendre la presse française, n’a rien prouvé du
tout, et sa méthodologie extrêmement fragile soulève foule de questions (les curieux pourront la consulter
ici). Les 160 000 participants de la cohorte ont rempli, tous les quatre ans, un questionnaire autoadministré,
dans lequel ils devaient indiquer le détail de leur alimentation. Mangeaient-ils bio ? On l’ignore ! Les
chercheurs ont entré ces données dans un ordinateur, et estimé, d’après les bases nationales statistiques de
résidus retrouvés sur tels fruits ou tels légumes, leur exposition supposée. Après avoir tenté de corriger les
facteurs confondants (les consommateurs de bio sont en moyenne plus riches, fument moins, ont une
meilleure hygiène de vie, etc.), ils ont voulu calculer une surmortalité éventuelle des personnes les plus
exposées. Et ils ne l’ont pas trouvée : « Dans les analyses ajustées à plusieurs variables, l’apport de fruits et
de légumes à forte teneur en résidus de pesticides n’était pas lié à la mortalité », écrivent les auteurs.
En revanche, ils ont aussi observé une baisse de 36 % de la mortalité chez les personnes consommant en
moyenne au moins quatre portions de fruits et de légumes réputés à faible teneur en résidus de pesticides,
par rapport à ceux en consommant moins d’une portion par jour… Un résultat qui correspond, en réalité, aux
bénéfices attendus sur la santé d’une forte consommation de fruits et de légumes frais. Qu’en conclure ?
Selon les données des auteurs eux-mêmes, rien : les cas de morts par cancer sont même 7 % moins
nombreux chez les plus forts consommateurs de fruits et de légumes réputés à forte teneur en résidus de
pesticides. Cela n’a pas dérangé les chercheurs de Harvard, qui avancent une explication : « L’exposition aux
résidus de pesticides par l’alimentation peut compenser les avantages liés à une faible consommation. » Une
interprétation libre, que strictement rien ne démontre, mais qui permet d’ouvrir la discussion, les auteurs
prenant le soin de préciser que « les preuves manquent » sur « les effets à long terme sur la santé de
l’exposition aux pesticides par l’alimentation ».
Complotisme en santé publique
Cette étude, publiée en janvier, n’avait logiquement rencontré aucun écho, jusqu’à ce qu’elle soit exhumée
cette semaine, dans le cadre de l’offensive lancée par les marchands de produits bio. Avec des conséquences
qui pourraient être dévastatrices : bien que l’Académie de médecine rappelle régulièrement que les bénéfices
de la consommation bio sur la santé n’ont jamais été prouvés, les offensives marketing de la filière ont
persuadé l’opinion du contraire, et introduit une confusion telle dans l’esprit des consommateurs que les plus
pauvres, affolés à l’idée de « s’empoisonner », s’écartent de la consommation de fruits et de légumes
« conventionnels », mettant leur santé en péril.
Un marketing agressif qui porte un autre effet pervers, en nourrissant le complotisme et la défiance envers
les autorités : convaincus que les agences sanitaires ne font pas leur travail et mentent au public en servant
les intérêts de l’agriculture intensive, 61 % des Français ne font pas confiance aux autorités pour les
protéger des risques liés aux pesticides, selon le dernier baromètre IRSN de perception des risques. Un
baromètre qui révèle une perception totalement biaisée des enjeux de santé publique, l’opinion considérant
que les pesticides constituent aujourd’hui un risque plus important que la pollution de l’air, la consommation
d’alcool ou l’obésité.
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