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La bande dessinée ou l’enfance réinventée

par Benoît Peeters, Professor of Graphic Fiction and Comic Art, Lancaster University

Longtemps, la bande dessinée s’est adressée en priorité à l’enfance, au point qu’on l’identifiait souvent avec elle. Quelles que soient les évolutions récentes du genre, particulièrement avec le roman graphique, ce lien à l’enfance continue de me paraître très profond, comme s’il touchait au médium lui-même.

Il y a de toute évidence certains aspects régressifs dans l’amour des « bédés » et des « comics ». Par exemple, le fait de multiplier les figurines, et de collectionner les éditions anciennes, en les payant à des prix quelquefois incroyables. La volonté de faire revivre les personnages mythiques après la disparition de leur créateur est tout aussi frappante : de Batman à Astroboy en passant par Spirou et Blake and Mortimer, ils n’en finissent pas de ressusciter, de manière plus ou moins convaincante. C’est comme si les lecteurs dont l’enfance a été bercée par ces héros ne pouvaient se résoudre à les voir disparaître.

Ce lien maintenu coûte que coûte m’apparaît comme une particularité du médium. Bien sûr, nous nous souvenons aussi des romans que nous avons aimés pendant notre enfance, mais nous ne les relisons pas aussi souvent que nos bandes dessinées favorites. Et nous pouvons aimer de grandes œuvres de la littérature, de la philosophie, de la peinture sans éprouver le besoin d’y revenir compulsivement, de racheter à prix d’or les premières éditions, ou d’accrocher sur nos murs des posters ou des sérigraphies qui en éternisent les moments marquants.

Une inconsolable nostalgie

Si mon hypothèse est juste, il existerait dans notre relation à la bande dessinée une sorte de pulsion archaïque, comme une inconsolable nostalgie de l’origine, une irrésistible envie de ne pas grandir tout à fait. On ne peut pas se débarrasser de ce phénomène en parlant de puérilité. Il s’agit plutôt d’une soif d’innocence ou de permanence que nous continuons à porter en nous, et que la bande dessinée nous permet de satisfaire. Mais bien sûr, ce lien privilégié à l’enfance n’est qu’un des aspects du médium.

Winsor McCay : Little Nemo in Slumberland.

Dans beaucoup de bandes dessinées modernes, depuis les années 1970, le héros n’est plus invincible ; il est touché par le vieillissement, a ses propres fragilités, etc. Désormais, le personnage de bande dessinée est pris dans une temporalité qui l’affecte et le transforme, comme chacun de nous : les liens avec les autres se font et se défont, les blessures font souffrir, la mort elle-même n’est plus exclue. Les personnages ont quitté le monde de l’éternel présent pour entrer dans l’historicité ; ils ont abandonné le mythe pour entrer dans le romanesque.

Cette nouvelle relation au temps est au cœur des bien nommés romans graphiques, et notamment de cette œuvre fondatrice qu’est Maus. Le récit d’Art Spiegelman ne traite pas seulement de la Shoah et de ses survivants. Il concerne multiplement le temps : les relations entre le père et le fils, les difficultés de la transmission, le pardon. Avec la mort de Vladek, le père du narrateur, qui survient entre les deux tomes, la mémoire change de fonction : le récit se charge d’un nouveau sens.

Mais sur un autre mode, des mangas comme Le Journal de mon père ou Quartier lointain de Jirô Taniguchi posent des questions comparables. Tout comme l’extraordinaire travail biographique accompli par Emmanuel Guibert dans Le Photographe, La guerre d’Alan et L’enfance d’Alan.l’Histoire et le deuil deviennent inséparables

Un exemple particulièrement frappant est proposé par Lint, l’un des albums récents de Chris Ware. Cet album décrit en soixante-dix pages la vie d’un homme ordinaire, de sa naissance jusqu’à son dernier souffle. Les derniers râles d’agonie se donnent même à lire sur la quatrième de couverture de manière presque invisible. Le système graphique et narratif est codifié à l’extrême, loin de tout réalisme apparent.

Lint Chris Ware

Le dessin de Chris Ware est au bord de l’idéographie. Et pourtant, quand nous lisons cet album où chaque année de la vie de Lint est réduite à une seule page, nous plongeons dans une histoire qui nous bouleverse. Dans ce mélange de codes verbaux et iconiques, dans cette expérience à la fois éclatée et recomposée que chaque page nous propose, il y a quelque chose comme une « image-cerveau ». Ce livre nous touche, non pas par l’identification directe à un personnage, comme c’est le cas au cinéma, mais par une sorte d’identification au médium. Les pages de Chris Ware nous renvoient à des formes d’émotions mêlées, élémentaires et sophistiquées à la fois ; elles font appel simultanément à plusieurs de nos aptitudes perceptives.

Comment dessiner un âne

Cet album hautement sophistiqué peut sans doute nous aider à comprendre pourquoi la bande dessinée peut toucher un tout petit enfant, qui ne sait pas encore lire, et pourquoi elle peut traiter de réalités extrêmement subtiles. Vers 1840, Rodolphe Töpffer, inventeur et premier théoricien de la bande dessinée, s’interrogeait déjà sur la manière dont un enfant reconnaît un âne dans un dessin linéaire.

Rodolphe Töpffer, Les amours de M. Vieux-Bois.

Quand un âne est représenté dans un tableau au milieu d’un paysage, avec tout un jeu d’ombre et de lumière, un jeune enfant risque de ne pas l’identifier tout de suite. Par contre, si l’âne n’est suggéré que par quelques traits de contour, l’enfant n’hésite pas une seconde. Et même si l’on fait passer un tronc d’arbre devant cet âne dessiné, qui n’existe donc plus qu’à l’état de fragments, l’enfant le reconnaît encore. Cela tient au mode de perception spécifique proposé par la caricature. Quand elle touche juste, la caricature fixe une image qui ne s’effacera plus, comme si elle avait brusquement dévoilé la vérité d’un personnage.

On touche là, sans doute, à une autre donnée essentielle de la bande dessinée : la persistance mémorielle. Au milieu de tous les flux d’images et de récits dans lesquels nous baignons, la bande dessinée entretient un rapport privilégié à l’inoubliable. Elle possède une remarquable capacité à prolonger la vie des images, bien au-delà du moment de la lecture. Les séquences et les cases les plus marquantes continuent à vivre en nous, à nous accompagner pendant des années.

À cet égard, l’art le plus proche de la bande dessinée est peut-être la chanson. Je crois qu’il n’y a pas de chanson que nous aimions d’emblée, totalement et absolument. Il nous faut la réécouter, parfois de façon obsessionnelle, jusqu’à ce qu’elle s’insinue en nous et nous accompagne dans notre quotidien. La bande dessinée me semble très proche : elle nous habite, elle aussi, ou nous rêvons de l’habiter. On n’est pas loin de la « ritournelle » évoquée par Gilles Deleuze. Il y a là quelque chose d’unique et de profond, une manière privilégiée de renouer avec les émotions enfouies de l’enfance.

Paru initialement dans The Conversation en 2016

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