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Au 19e siècle, des chambres à gaz pour tuer les chiens de rue

par Arnaud Exbalin, Maître de conférences, histoire, Labex Tepsis – Mondes américains (EHESS), Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

Dans « La grande tuerie des chiens », paru le 3 mars 2023 aux Éditions Champ Vallon, Arnaud Exbalin retrace l’histoire méconnue des canicides. Entre la fin du XVIIIe et le milieu du XXe siècle, des millions de chiens de rue furent massacrés au nom du progrès et d’une certaine idée de la civilisation. Ces scènes terrifiantes de chiens se tordant de douleur avaient des effets délétères sur le voisinage. Les autorités municipales en charge des opérations craignaient que la violence publique exercée sur les canidés ne se diffuse parmi les hommes. Des habitants excédés n’hésitaient pas à s’interposer pour défendre les animaux, insulter, voire bousculer les tueurs de chiens. Dans ce contexte de mutation des sensibilités, des savants inventèrent au XIXe siècle une ingénierie d’administration de la mort douce, la chambre à gaz, sur laquelle revient le passage ci-dessous.

Illustration représentant la fourrière de Battersea, au XIXe siècle à Londres. Ilustrated London News 1886

Les chambres à gaz pour chiens ont été pensées et mûries au milieu du XIXe siècle, dans une banlieue chic de Londres, à Mortlake. Benjamin Ward Richardson (1828-1896), médecin hygiéniste britannique, effectue alors des recherches en anesthésiologie. Il met au point une chambre létale qu’il teste sur de petits chiens malades auxquels les maîtres voulaient épargner des souffrances inutiles. Le principe consiste à donner la mort par inhalation de vapeurs narcotiques. Le gaz devait infuser un « doux trépas » engendré, non par asphyxie, mais par narcose : les chiens s’endorment en trois minutes, puis meurent « sans souffrance ».

Portrait en noir et blanc du savant britannique Benjamin Ward Richardson
Portrait de Benjamin Ward Richardson vers 1860-1870. Henry Joseph Whitlock/National Portrait Gallery/Wikipedia

En 1873, Richardson présente sa découverte aux sociétés médicales savantes de la haute société londonienne et à la Society for Prevention of Cruelty to Animals (SPCA), l’une des premières associations (en 1824) de prévention contre la cruauté sur les animaux. La chambre létale pour chiens circule ensuite au sein du réseau international des sociétés protectrices des animaux.

Le dispositif traverse l’Atlantique. Il est appliqué une première fois à New York en 1874 dans la nouvelle fourrière ouverte à l’angle de la 37e rue et 11e avenue. Les chiens, autrefois noyés dans l’Hudson, sont désormais gazés à l’acide carbonique dans une chambre hermétique en quelques minutes… du moins sur le papier.

Dans la pratique, il y a des ratés ; la chambre fuit. Avertis des dysfonctionnements, des membres de la SPCA new-yorkaise inspectent la fourrière en juin 1874. Ils constatent que les chiens ne succombent pas tous en quelques minutes et doivent être achevés à la masse. Des corrections techniques sont apportées, mais les problèmes persistent et la chambre fuit à nouveau… L’affaire éclate au grand jour dans la presse lorsque le président de la SPCA décide de faire arrêter le chef de la fourrière et le traduire en justice pour « cruauté inutile ».

En 1878, à Paris, sur un stand de l’Exposition universelle, la Société protectrice des animaux (SPA fondée en 1845) présente un nouvel appareil à asphyxier mis au point à partir du gaz d’éclairage alors utilisé pour les réverbères. L’objectif était de trouver des moyens alternatifs à ceux barbares mis en œuvre en fourrière – strangulation de plusieurs individus pendus en même temps à une corde. Le nouveau procédé est testé avec succès au début des années 1880 sous l’autorité du préfet de police de Paris. Louis Andrieux (1879-1881) décrit dans ses mémoires le dispositif anesthésique en ces termes :

« Placés dans une caisse hermétiquement fermée, les chiens sont asphyxiés par le gaz d’éclairage arrivant au moyen d’un tuyau muni d’un robinet. Une lucarne vitrée pratiquée dans la couverture de la caisse, permet de suivre les progrès de l’anesthésie. La sensibilité cérébrale s’évanouit avant la vie. Il se produit un rapide empoisonnement qui dure à peine quelques minutes et ne cause aucune souffrance. »

À Londres, Richardson avait entretemps réussi à perfectionner son invention et à l’appliquer dans la fourrière de Battersea, le Dog’s Home. Le 15 mai 1884, premier essai : 38 chiens sont « sacrifiés » avec succès. Sept mois plus tard, près de 7 000 chiens ont été ainsi éliminés, des rendements industriels de 200 à 250 chiens par semaine. Désireux de faire breveter son procédé, Richardson rédigea un manuel destiné à la Société des Arts dans lequel il détaille à la fois l’infrastructure de la chambre et la fabrication du gaz narcotique.

Infrastructure et fluides de l’euthanasie

L’infrastructure est composée de deux éléments : une chambre hermétique conçue pour une centaine d’individus et une cage montée sur des rails avec une armature en bois, des barreaux en fer et des portes latérales. Les défis techniques posés par le dispositif sont liés à la production, qualité, densité du gaz utilisé et à l’hermétisme de la chambre.

Richardson avait testé une vingtaine de substances mortelles dont l’oxyde carbonique, le chloroforme, le bisulfite de carbone et le gaz de charbon, le fameux grisou, hautement létal, mais terriblement explosif. La propagation de l’oxyde carbonique dans la chambre exigeait l’utilisation d’un réchaud condensateur afin d’éliminer la vapeur dégagée qui abîmerait les parois et amoindrirait l’atmosphère qui doit être chaude et sèche.

Illustration en noir et blanc représentant la chambre léthale pour chiens
Représentation de la chambre léthale utilisée à la fourrière de Battersea. Ilustrated London News 1886

La chambre est équipée de deux condensateurs latéraux qui diffusent le gaz au moyen de pipes qui passaient par des boîtiers en orme remplis de terreau combustible et destinés à recevoir des adjuvants : 300 centilitres d’un mélange de bisulfite de carbone et de chloroforme versé avant puis, la même quantité, pendant l’opération afin de renforcer les effets mortels du gaz.

La chambre est composée d’une double armature de bois aux planches soigneusement jointées. Elle comporte un faux fond précédé d’un battant et surmonté d’une valve afin de dégager l’air qui se serait engouffré lors de l’introduction de la cage. Pour s’assurer que les chiens étaient bien tous morts, un stéthoscope en bambou en forme de cône placé au-dessus de la cage permet aux opérateurs de suivre la respiration des chiens. Lorsque le dernier individu a cessé de respirer, les opérateurs ouvrent la chambre, aèrent, sortent la cage et dégagent les corps.

La globalisation de la mort douce

Peu coûteux (200 livres sterling) et facile d’utilisation, le dispositif se diffusa, avec des variantes, dans l’ensemble du monde occidental et au-delà.

Au Mexique, il est testé une première fois dans la ville de Pachuca, avant d’être installé dans la banlieue de Mexico en 1895. La fourrière se compose d’un quartier pour l’accueil des animaux trouvés libres sur la voie publique et d’un « département d’hygiène » doté d’une chambre à gaz, d’une plate-forme de dissection pour l’exploitation des dépouilles et d’un four crématoire pour l’incinération des restes.

À Istanbul, en 1910, le nouveau gouvernement cherchait à exterminer les chiens parias. Ils étaient accusés de souiller l’image d’une capitale que les Jeunes Turcs voulaient résolument moderne, soit occidentale. Le responsable de l’Institut Pasteur d’Istanbul, le docteur Remlinger, propose alors aux autorités un plan de décanisation industrielle : dix fourrières équipées d’une chambre à gaz et d’un four crématoire seraient installées dans la banlieue de la capitale. Son projet n’est pas retenu, trop lourd et trop coûteux. Les Jeunes Turcs voulaient aller vite. Quelque 30 000 chiens sont déportés et périssent déshydratés sur un îlot désert de la mer de Marmara, un événement étudié par Catherine Pinguet dans un bel ouvrage, Les chiens d’Istanbul.

Image d’en-tête : couverture du livre « La grande tuerie des chiens » Éditions Champ Vallon, CC BY-NC-ND

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