Pourquoi la présomption d’innocence continue-t-elle à faire débat ?
par Pauline Le Monnier de Gouville, Maître de conférences en droit privé à l’Université Paris Panthéon-Assas, Université Paris 2 Panthéon-Assas
Préambule de la Rédaction : cet article très complet aborde des thématiques récurrentes de la Rédaction en lien avec le temps médiatique, le temps de la justice, les comportements délictuels et le clanisme sur les réseaux sociaux, le besoin d’éducation des journalistes, les tribunaux populaire ou encore le populisme juridique
Depuis qu’ont éclaté, en 2017, les affaires Harvey Weinstein et Éric Brion (laquelle marque l’émergence du hashtag #BalanceTonPorc), de multiples révélations, individuelles, collectives, conduisent à mettre régulièrement en cause des hommes (parfois des femmes), personnalités publiques ou non, dont la culpabilité est présumée et nécessairement établie aux yeux du grand public.
À la libération de la parole, virale, spectaculaire, s’opposent alors la rigueur juridique des termes employés et le respect des principes fondamentaux de procédure pénale, au premier rang desquels figure celui de la présomption d’innocence.
Si les débats relatifs à ce principe ne sont pas nouveaux, la médiatisation des affaires et la caisse de résonance que représentent les réseaux sociaux sont assurément des facteurs de nature à accentuer les problématiques en jeu. Affaires PPDA, Bayou, Quatennens, Hulot, Norman et bien d’autres : au sein de l’espace public, on entrevoit les mutations et la moindre importance accordée aujourd’hui à ce principe ancien, dont la protection est parfois perçue comme un combat d’arrière-garde.
Dans la représentation collective, l’atteinte portée au principe juridique importe peu, puisque l’information est utile et la cause légitime. Il n’existe ainsi guère aujourd’hui de principe de procédure pénale autant contesté et délégitimé que celui de la présomption d’innocence.
L’Académie des César vient d’ailleurs d’une certaine manière de privilégier la présomption de culpabilité en décidant, pour la prochaine cérémonie, « de ne pas mettre en lumière des personnes qui seraient mises en cause par la justice pour des faits de violence ».
Un principe de l’État de droit
Ce principe, que le professeur Jacques Pradel qualifiait de « colosse aux pieds d’argile », se trouve pourtant en apparence solidement établi, consacré par de multiples textes nationaux et internationaux.
Règle de forme qui permet de savoir sur qui pèse la charge de preuve, la présomption d’innocence est aussi une règle de fond, un droit subjectif visant à préserver la personne poursuivie des préjugés.
Au-delà de la personne mise en cause, le principe permet de maintenir la confiance du public dans l’intégrité de la justice. Or à cet égard, l’analyse doit dépasser le seul regard du juriste pour embrasser la société tout entière tant la présomption d’innocence est porteuse de valeurs essentielles. Elle correspond à un choix philosophique de notre société et à un objectif que se donne tout État de droit. La présomption d’innocence, donc, c’est un postulat.
Le tournant majeur dans la protection de ce principe résulte de la loi du 15 juin 2000, portée par la Ministre Élisabeth Guigou et qui consacre expressément ce principe au sein de l’article préliminaire du Code de procédure pénale.
Temps de la justice, temps des médias
Vingt-trois ans plus tard, force est de reconnaître que le décalage entre l’objectif poursuivi de protection et la pratique est considérable, en raison du traitement de l’information relative aux affaires pénales (de la part des médias, sur les réseaux sociaux) et de la confusion d’individus présentés comme présumés coupables, peu important, au fond, la décision judiciaire ultérieurement rendue.
C’est souligner la confrontation, sinon l’opposition, entre les vérités – judiciaire, médiatique –, mais aussi entre le temps de l’information et celui des investigations. « Le temps de la justice n’est pas celui des médias », affirmait le magistrat Pierre Truche : seul le premier est de nature à garantir la sérénité des débats, l’exercice des droits de la défense et la manifestation de la vérité. Jérémy Da Sylva, soupçonné à tort de vol a été lynché publiquement par plusieurs individus fin décembre 2022 en région PACA.
C’est aussi un rempart nécessaire contre le risque d’erreur. Dernièrement encore, l’actualité nous rappelle l’existence d’un tel risque ; que l’on pense à l’erreur concernant Farid El Haïry, désormais réhabilité, mais accusé et condamné à tort en 2003 pour agression sexuelle et viol aggravé sur le fondement des révélations faites par une jeune femme en 1998. Un rempart contre le « tribunal populaire », également, et le risque d’une « justice » expéditive par la foule. On garde en tête le lynchage qui conduira, à la fin de l’année 2022, au décès d’un habitant de L’Escarène, Jérémy Da Sylva, soupçonné de vol par plusieurs individus.
Le tournant #MeToo
Le second tournant procède du mouvement dit de libération de la parole, initié en 2017 à la suite de la prolifération des hashtags Metoo et Balancetonporc. Ce mouvement a traversé les frontières géographiques, professionnelles, sociales, au point qu’il est possible de l’analyser comme un véritable séisme sociétal. Son originalité a été d’étendre la question des violences commises contre les femmes à tous les comportements sexistes subis au quotidien, mais aussi de revêtir plusieurs visages, ceux des femmes, puis des hommes, des homosexuels, des victimes d’inceste.
Ce cri d’alarme numérique, pour salutaire et nécessaire qu’il soit, représente un défi pour la société mais aussi pour les principes fondamentaux de procédure pénale. Le président de la République Emmanuel Macron s’est ainsi inquiété d’une « forme d’ordre moral autoproclamé » et de « l’esprit de lapidation » régnant sur les réseaux sociaux. Emmanuel Macron dénonce un « esprit de lapidation ».
Ces phénomènes alertent aussi une partie de l’opinion publique, et notamment la communauté des juristes, encore que la question divise même les professionnels du droit. Se multiplient des tribunes de praticiens du droit criant à la débâcle, quand d’autres regrettent une instrumentalisation de la présomption d’innocence, éclipsant les véritables enjeux, ceux de la liberté d’expression et de la protection des droits des victimes.
L’émotion particulière et la crispation que suscitent certaines affaires témoignent de la difficulté qu’il y a dans le prononcé des mots, qui peuvent porter atteinte à la présomption d’innocence. Face aux révélations publiques, l’une des réactions consiste alors, pour la personne visée, à agir sur le fondement de diffamation. À titre d’exemple, dans l’affaire mettant en cause l’ancien ministre Pierre Joxe, la femme à l’origine des accusations avait reproché à ce dernier, dans la foulée de ses révélations, de ne pas avoir eu le courage de l’attaquer en diffamation, ce qu’il fera plus tard. Ne pas saisir la justice pourrait en effet être interprété comme un aveu de culpabilité de la part de la personne diffamée. Le revers, cependant, de ces évolutions consiste à remplacer le procès pénal portant sur la culpabilité de la personne mise en cause par le procès en diffamation.
Comment, alors, concilier la nécessité d’entendre la parole de personnes qui dénoncent des faits tout en ne jetant pas au pilori hors cadre judiciaire la personne mise en cause ?
L’importance du sentiment de justice
Pour répondre à ce défi, deux axes devraient être privilégiés. Le premier est lié au sentiment de justice, autrement dit à la confiance que la justice doit inspirer aux justiciables. François Molins, actuellement procureur général près la Cour de cassation, et un collectif de magistrats ont, par le biais d’une tribune, rappelé qu’il existe une magistrature en action pour incarner une justice qui progresse et s’adapte pour mériter la confiance, et que l’enceinte judiciaire est le seul lieu de débat équitable où se joue la culpabilité ou l’innocence d’un homme.
Outre les moyens matériels et humains et l’objectif de célérité de la procédure, la priorité est d’adapter nos structures et de former davantage les professionnels, d’accompagner les individus dans l’épreuve que représente le dépôt de plainte grâce, notamment, aux avocats et associations : rassurer et assurer aux personnes lésées que leur parole sera prise au sérieux tout au long de la chaîne pénale. Un tel objectif passe par la reconnaissance de leur état de victime, par l’identification, en droit, de la faute et la sanction de l’auteur des faits reprochés, par la réparation.
Éduquer au droit
Le second axe est celui de la communication et de l’éducation au droit. Communication de la part des acteurs judiciaires, d’abord, et des institutions, comme y exhorte notamment le rapport du groupe de travail présidé par Élisabeth Guigou et relatif à la présomption d’innocence. Pédagogie, transmission, diffusion du savoir sont autant d’enjeux qui doivent dépasser les bancs des facultés de droit. Accompagnement, également, de la part des procureurs de la République qui ont la possibilité, selon l’article 11 du Code de procédure pénale, de communiquer sur des affaires en cours sans que les critères soient clairement définis.
Faut-il prévoir des échéances obligatoires de communication ? Le texte emploie le verbe « pouvoir », pourquoi ne pas le remplacer par « devoir » afin d’imposer cette communication judiciaire ? Le procureur de la République doit-il être le seul à pouvoir s’exprimer ? En tant qu’autorité poursuivante, est-il le mieux placé pour communiquer ? Les médias, en outre, supputent parfois, à tort, l’avancement des investigations. Le procureur peut-il, devrait-il, en ce cas, intervenir pour un rappel à l’ordre et préciser qu’il n’y a en l’état aucune charge ? Le dispositif peut encore être précisé.
Sensibiliser les journalistes
Le défi de la communication concerne, ensuite, les journalistes et réside dans la qualité de l’information diffusée. Comment y remédier ? En sensibilisant davantage la profession par le biais de formations qui leur permettent d’avoir une meilleure connaissance du fonctionnement de la justice, ce que préconisait déjà le rapport Viout établi en février 2005 à la suite de l’affaire d’Outreau – plus grande erreur judiciaire jamais connue en France et qui conduira à la privation de liberté de treize personnes sur la base de déclarations erronées.
C’est d’ailleurs à la suite de cette affaire que le législateur prévoira que la mise en détention provisoire d’un individu sur la base d’un trouble à l’ordre public ne peut résulter du seul retentissement médiatique de l’affaire. L’affaire d’Outreau, la Voix du Nord.
Pourquoi ne pas revoir, également, le vocabulaire juridique, repris parfois par les journalistes ? Les notions de « soupçon », d’« indices de culpabilité » ou de « mise en examen » prévues par le Code de procédure pénale au stade de l’enquête et de l’instruction portent déjà un coup à la présomption d’innocence en ce qu’elles traduisent l’idée d’une implication de l’auteur dans la réalisation de l’infraction. Ces termes sont autant de marqueurs de culpabilité qui heurtent, en eux-mêmes, la présomption d’innocence, laquelle prend les traits de la fiction.
On voit en outre se multiplier dans les médias la référence à la notion d’« auteur présumé », ce qui est, en réalité, une amputation de la bonne expression, celle d’« auteur présumé innocent » qui aurait dû résulter de la loi de 2000 – ou comment l’emploi des mots prend le contre-pied de l’objectif poursuivi. C’est d’ailleurs à un travail sémantique autour des notions juridiques qu’invite le rapport précité relatif à la présomption d’innocence. Cela étant, on a parfois de mauvaises surprises puisqu’il est arrivé que la Cour européenne des droits de l’homme elle-même emploie dans certains de ses arrêts l’expression « auteur présumé ».
En l’état, on sait les dérives liées à certaines émissions télévisées et que conforte l’essor du « tribunal médiatique », au point que les propos d’un célèbre animateur tenus dans le cadre de l’affaire Lola – prenant la forme d’un plaidoyer pour une justice expéditive et une condamnation sans défense de la personne mise en cause – feront vivement réagir le garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti, dénonçant les dérives de notre société et un retour au Moyen-Âge, au mépris de l’État de droit.
Quelle régulation des réseaux sociaux ?
Enfin, le défi de la communication soulève la question de l’usage – et de la régulation – des réseaux sociaux. Le champ est vaste et l’un des points de difficulté tient notamment à l’article 9-1 du code civil et aux situations qu’il recouvre.
Cet article permet-il à un individu, par le biais d’une procédure en référé, de faire cesser l’atteinte à la présomption d’innocence dont elle se déclare victime sur Internet, plus particulièrement sur les réseaux sociaux ?
La réponse est négative puisque le texte ne protège que la personne faisant l’objet d’une procédure pénale en cours lors de l’atteinte à la présomption d’innocence. Si une personne est publiquement présentée comme coupable sans qu’une enquête ou instruction soit ouverte, les seules voies qui s’offrent à elle sont l’action en diffamation (sur le fondement de la loi du 29 juillet 1981) ou l’action en réparation des atteintes à la vie privée (sur le fondement de l’article 9 du code civil).
Comme le relève le groupe de travail présidé par Mme É. Guigou, le demandeur, accusé publiquement d’être coupable, en viendrait presque à « espérer faire l’objet d’une enquête pénale pour que son action civile puisse échapper aux exigences procédurales rigoureuses de la loi de 1881 » (p. 66).
La « balance des intérêts »
Nos institutions sont en définitive à la recherche d’un équilibre et c’est une relation intelligente et de confiance qu’il convient de tisser entre les sphères médiatiques et judiciaire. Récemment, la Cour de cassation légitimait le mouvement de libération de la parole des femmes, en évaluant les intérêts en présence et permettant aux prévenues de diffamation (poursuivies dans le cadre des affaires Joxe et Balancetonporc) de bénéficier de la bonne foi pour justifier leurs propos. Selon elle, des propos dénonçant des « comportements à connotation sexuelle non consentis de certains hommes vis-à-vis des femmes de nature à porter atteinte à leur dignité » contribuent à un « débat d’intérêt général ». Aussi, dans la « balance des intérêts » en présence, cet intérêt général contribue à légitimer les propos tenus.
Une condamnation pour diffamation serait de nature à dissuader les personnes de révéler les faits qui méritent d’être connus en vue de lutter contre les violences sexuelles et sexistes. Il s’agit en effet de tracer les contours de la liberté d’expression, non de poser des bâillons. Pour autant, dénonciation ne signifie pas délation.
La présomption d’innocence, un défi pour l’État de droit ? Formons le vœu que le chantier annoncé de réforme de la justice permette de consolider la réponse pénale, et notamment “la justice de l’intime”, afin d’éviter que le premier des réflexes soit de dénoncer médiatiquement, comme le souligne Marie Burguburu (« Présomption d’innocence et liberté d’expression : pas l’une sans l’autre ! », JCP G 2022, 271, p. 426), les faits que l’on reproche, au risque d’engendrer une « justice télé-réalité ».
Cette article a été publié initialement dans The Conversation.
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