Critiquer les médias ? un exercice de démocratie !
par Michael J. Socolow, Associate Professor, Communication and Journalism, University of Maine, États-Unis
Tout le monde semble détester ce qu’on appelle « les médias ».
Attaquer le journalisme – même les reportages exacts et vérifiés – permet aux politiciens de monter en grade.
Il ne s’agit pas seulement du cas dde Donald Trump. Le rival de ce dernier pour l’investiture républicaine de 2024, le gouverneur de Floride Ron DeSantis, a récemment critiqué « les médias de gauche » pour avoir raconté des « mensonges » et diffusé « un canular » au sujet de ses politiques.
Critiquer les médias est devenu une tactique politique bipartisane efficace dans les années 1960. La campagne présidentielle du sénateur conservateur Barry Goldwater en 1964 a ouvert le bal en s’en prenant à ce que l’on appelle la « presse libérale de l’Est« .
Les mensonges du président démocrate Lyndon Johnson au sujet de la guerre du Viêt Nam se sont heurtés à des informations exactes, et un « déficit de crédibilité » est apparu – le scepticisme croissant du public à l’égard de la véracité de l’administration – à l’irritation évidente du président. Johnson s’est plaint que CBS News et NBC News étaient si partiales qu’il pensait que leurs reportages semblaient « contrôlés par le Viêt-cong« .
Des démocrates comme le maire de Chicago, Richard J. Daley, qui s’est plaint amèrement de la couverture médiatique de la convention démocrate de 1968, la qualifiant de « propagande« , et le commissaire fédéral aux communications, Nicholas Johnson, qui a publié en 1970 « How to Talk Back to Your Television Set » [Comment répondre à votre téléviseur, ndlr], ont affirmé que les intérêts des médias « orientaux », « commerciaux » et « d’entreprise » déformaient ou « censuraient » les informations.
En 1969, le vice-président du président républicain Richard Nixon, Spiro Agnew, a lancé une campagne publique contre les entreprises de presse qui lui a valu une célébrité conservatrice immédiate.
Spiro Agnew avertit que la concentration accrue de la propriété des médias garantissait le contrôle de l’opinion publique par une « minuscule et hermétique fraternité d’hommes privilégiés, élus par personne« .
Des critiques similaires ont été émises par des gauchistes, dont le linguiste du MIT Noam Chomsky.
La popularité bipartisane de la critique des médias d’information n’a cessé de croître, les hommes politiques ayant trouvé dans l’attaque des messagers le moyen le plus rapide d’éviter d’engager la discussion sur des réalités désagréables. Le fait de braquer les projecteurs sur les médias a également permis aux personnalités politiques de se présenter comme des victimes, tout en focalisant la colère des partisans sur des méchants spécifiques.
Aujourd’hui, seuls 26 % des Américains ont une opinion favorable des médias, selon un sondage publié en février 2023 par Gallup et la Knight Foundation. Les Américains, toutes tendances politiques confondues, partagent un dédain croissant pour le journalisme, qu’il soit précis, vérifié, professionnel ou éthique.
Pourtant, un débat ouvert sur l’éthique du journalisme est le signe d’une gouvernance saine. Ce type d’argumentation peut amplifier la polarisation, mais il facilite également l’échange d’opinions diverses et encourage les analyses critiques de la réalité.
Les échecs journalistiques ont entamé la confiance
Les Américains ont fini par se méfier des informations, même les meilleures, parce que leurs dirigeants politiques les ont encouragées. Mais les multiples échecs révélés au cours des dernières décennies ont également contribué à éroder la crédibilité des journalistes.
Bien avant que les blogueurs ne mettent fin à la carrière de Dan Rather sur CBS News en 2005, les enquêtes du Congrès, les procès civils et les scandales révélant des comportements contraires à l’éthique et au professionnalisme, même au sein des organes de presse les plus respectés, ont mis à mal la réputation publique de la profession.
En 1971, CBS News a diffusé « The Selling of the Pentagon » [La vente du Pentagone, ndlr], une enquête qui révélait que le gouvernement dépensait l’argent des contribuables pour produire de la propagande nationale pro-militaire pendant la guerre du Viêt Nam.
L’émission rendit furieux le député américain Harley Staggers, qui accusa CBS d’utiliser « les ondes nationales … pour tromper délibérément le public ».
Staggers lança une enquête et mis en assignation les documents confidentiels et non publiés de CBS News. Le président de CBS News, Frank Stanton, défia l’assignation et obtint finalement gain de cause par un vote du Congrès. Mais Staggers, un démocrate de Virginie-Occidentale, dépeint publiquement CBS News comme étant partiale en insinuant que la chaîne avait beaucoup à cacher. De nombreux Américains furent d’accord avec lui.
« La vente du Pentagone » a été la première d’une longue série d’enquêtes et de procès qui ont porté atteinte à la crédibilité du journalisme en exposant,- ou en menaçant d’exposer le processus désordonné de compilation des informations. À l’instar des récentes révélations embarrassantes sur Fox News mises au jour par le procès Dominion, chaque fois que le public a accès au comportement en coulisses, aux opinions privées et aux actions hypocrites des journalistes professionnels, les réputations en pâtissent.
Mais même les remarquables révélations de Fox News ne doivent pas être considérées comme uniques.
Mensonges répétés
De nombreux organismes de presse respectés ont été pris en flagrant délit de mensonge à l’égard de leur public. Bien que de tels épisodes soient rares, ils peuvent être extrêmement préjudiciables.
En 1993, General Motors intenta un procès à NBC News, accusant la chaîne d’avoir trompé le public en attachant secrètement des explosifs aux camions de General Motors, puis en les faisant exploser pour exagérer le danger.
NBC News reconnut les faits, régla le litige et le président de la division des actualités, Michael Gartner, démissionna. L’affaire, conclut le critique des médias du Washington Post, « restera certainement dans les mémoires comme l’un des épisodes les plus embarrassants de l’histoire de la télévision moderne ».
D’autres exemples abondent. La tromperie intentionnelle – le fait de mentir sciemment en publiant ou en diffusant une fiction comme s’il s’agissait d’un fait – se produit assez souvent dans le journalisme professionnel pour embarrasser le secteur de façon périodique.
Dans des cas tels comme ceux de Janet Cooke et le « Washington Post« , Stephen Glass et le « New Republic« , Jayson Blair et Michael Finkel du New York Times, et Ruth Shalit Barrett et The Atlantic, la publication de véritables fabrications a été révélée.
Ces épisodes de fraude journalistique n’étaient pas simplement des erreurs dues à une vérification négligente des faits ou à des journalistes trompés par des sources mensongères. Dans chaque cas, les journalistes ont menti pour améliorer leur carrière tout en essayant d’aider leurs employeurs à attirer un public plus large avec des articles sensationnels.
Ces dommages auto-infligés au journalisme n’ont rien à envier aux attaques lancées par les hommes politiques.
De telles malversations sapent la confiance dans la capacité des médias à assumer leurs responsabilités protégées par la Constitution. Si peu d’Américains sont prêts à croire même les informations les plus vérifiées et les plus factuelles, l’idéal d’un débat fondé sur des faits partagés risque de devenir anachronique. C’est peut-être déjà le cas.
La critique des médias comme participation à la démocratie
L’omniprésence de la critique des médias aux États-Unis a accentué l’érosion de la confiance dans le journalisme américain.
Mais ces discussions peuvent être considérées comme un signe de santé démocratique.
« Dans une démocratie, tout le monde est un critique certifié des médias, ce qui est normal », a écrit un jour le sociologue des médias Michael Schudson. Imaginez la réponse intimidée que les citoyens russes, chinois ou nord-coréens donneraient aux enquêteurs si on leur demandait s’ils font confiance à leurs médias. Dans ces pays, remettre en question la « vérité » des médias officiels, c’est risquer l’incarcération, voire pire.
Il suffit de regarder la Russie. Alors que le régime de Poutine censurait les médias indépendants et diffusait de la propagande, les citoyens les moins sceptiques du pays sont devenus les principaux partisans de la guerre.
En tant que spécialiste des médias et ancien journaliste, je pense qu’il vaut toujours mieux plus de reportages sur les médias et de critiques sur le journalisme que moins.
Même le rapport de la Fondation Gallup-Knight sur la perte de confiance dans les médias a conclu que « la méfiance à l’égard de l’information ou des institutions [médiatiques] n’est pas nécessairement mauvaise » et qu' »un certain scepticisme peut être bénéfique dans l’environnement médiatique d’aujourd’hui ».
Les personnes choisissent les médias auxquels ils font confiance et critiquent ceux qu’ils considèrent comme moins crédibles. Des scandales de tromperie intentionnelle ont été révélés dans des médias aussi différents que le New York Times, Fox News et NBC News. De même que l’effort de dénigrement des médias est depuis longtemps bipartisan, les révélations de malversations ont historiquement touché les médias de tout l’échiquier politique. Personne ne peut encore savoir quel sera l’effet à long terme du procès Dominion sur la crédibilité de Fox News en particulier, mais les spécialistes des médias savent que le scandale va, à juste titre, éroder encore davantage la confiance du public dans les médias.
Une démocratie durable encouragera la critique des médias au lieu de la décourager. Les attaques des hommes politiques et l’exposition d’actes contraires à l’éthique diminuent clairement la confiance du public dans le journalisme. Mais un scepticisme mesuré peut être sain et la critique des médias est une composante essentielle de l’éducation aux médias – et d’une démocratie dynamique.
Pour aller plus loin
Texte paru initialement en anglais dans The Conversation, traduit par la Rédaction. La traduction étant protégée par les droits d’auteur, cet article traduit n’est pas libre de droits. Nous autorisons la reproduction avec les crédits appropriés : « Citizen4Science/Science infuse » pour la version française avec un lien vers la présente page.
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