« Immersion en médiation » épisode 2 – Décrypter la violence dans le langage : une exploration au Café de la médiation
Le 16 juin 2025 s’est tenu en ligne l’événement organisé par l’Ifomène « Médiation et négociation sur la violence dans le langage : complexité et impact social ». Animé par les sociolinguistes Claudine Moïse et Claire Hugonier, l’échange a exploré les mécanismes de la violence verbale et son lien avec la médiation.
Le Café de la Médiation, organisé par l’Institut de Formation à la Médiation et à la Négociation (Ifomène) est un webinaire qui propose un espace d’échange interactif. Le dernier en date était consacré à l’analyse de la violence verbale sous l’angle linguistique et social.
La violence verbale : un phénomène complexe
Claudine Moïse, professeure des universités, et Claire Hugonier, maîtresse de conférences, toutes deux en sociolinguistique à l’Université Grenoble Alpes (UGA), ont ouvert la discussion en définissant la violence verbale comme un phénomène destructeur visant « la négation d’autrui« . S’appuyant sur 20 ans de recherches, elles ont distingué trois formes de violence verbale : fulgurante (insultes directes dans l’espace public), polémique (rhétorique des débats) et détournée (harcèlement ou manipulation insidieuse).
Pour illustrer leur propos, les intervenantes ont analysé une lettre anonyme adressée à Marie-Clémence Bordé-Nick, autrice de On ne choisit pas qui on aime (2019), contenant des propos homophobes. Des extraits comme « quelle bande de dépravés » ou « vous n’êtes pas d’un physique hyper féminin » ont servi à démontrer les mécanismes d’actes de condamnation, d’émotions négatives (honte, mépris) et de politesse manipulatoire, qualifiée de « polyrudesse« .
Actes de condamnation et émotions : les outils de la violence verbale
Les intervenantes ont détaillé trois manifestations linguistiques de la violence verbale. Les actes de condamnation, tels que l’insulte ou le dénigrement, visent à dévaloriser l’interlocuteur en attaquant son estime de soi. Par exemple, qualifier quelqu’un de « banal » dans la lettre citée essentialise la personne de manière réductrice. Les émotions négatives, comme la colère, la honte ou le dégoût, amplifient la violence, notamment dans sa forme fulgurante, où elles se propagent via une « contagion émotionnelle » (concept de Rimé). Enfin, la politesse manipulatoire utilise des marqueurs comme « permettez-moi » ou « sauf votre respect » pour masquer des attaques, rendant la violence plus insidieuse.
Claudine Moïse a insisté sur le basculement d’un conflit d’objet (« il y a du bruit« ) vers un conflit de personne (« tu es bruyant« ), qui favorise l’émergence de la violence verbale. Ce glissement, alimenté par des polarisations sociales et des enjeux idéologiques, est particulièrement visible sur les réseaux sociaux, qualifiés de « laboratoire de violence verbale » en raison de l’anonymat et de l’effet de groupe.
La médiation face à la violence verbale
Un point central du Café a été le rôle de la médiation pour prévenir ou gérer la violence verbale. Les intervenantes ont présenté un diplôme universitaire (DU) de l’UGA, « Violence verbale et médiation en situation professionnelle« , créé il y a trois ans. Ce programme forme des professionnels de la santé, de l’éducation ou du management à reconnaître la violence verbale, même dans ses formes subtiles, et à négocier des interactions conflictuelles sans basculer dans l’agressivité.
Claire Hugonier a souligné l’importance d’une « hygiène cérébrale » pour repérer les signaux faibles, comme l’ironie ou la flatterie manipulatrice. Claudine Moïse a ajouté que la médiation langagière repose sur une intervention précoce, avant que la violence ne cristallise. Dans un cadre institutionnel, où la violence peut être systémique, elle a plaidé pour une vigilance accrue : « Tout signe de violence potentielle doit être pris au sérieux, car ça ne passe jamais tout seul« .
Les réseaux sociaux et le silence : nouveaux enjeux
Les dynamiques des réseaux sociaux et le rôle du silence, deux dimensions cruciales de la violence verbale contemporaine comme forme d’agression, ont été mis en lumière. Ces thématiques, abordées à travers les questions des participants, ont permis à Claudine Moïse et Claire Hugonier de décrypter comment ces phénomènes s’entrelacent dans les interactions modernes, amplifiant les tensions et posant de nouveaux défis pour la médiation.
Les réseaux sociaux comme amplificateur de violence verbale
Les réseaux sociaux ont été qualifiés par Claudine Moïse de « laboratoire de violence verbale« , une métaphore soulignant leur capacité à intensifier les discours agressifs. En réponse à une question sur l’effet de groupe et la violence verbale écrite sous couvert d’anonymat, elle a identifié plusieurs facteurs aggravants propres à ces plateformes. L’anonymat permet aux utilisateurs de s’exprimer sans craindre de répercussions directes, réduisant les barrières éthiques et favorisant les insultes ou le harcèlement. Cette absence de « retour« , c’est-à-dire de confrontation face-à-face, désinhibe les comportements, rendant les attaques verbales plus fréquentes et virulentes.
Un autre facteur clé est l’effet de caisse de résonance, où les propos violents sont amplifiés par la participation collective. Claudine Moïse explique que des tiers présents participent à cette dynamique en relayant ou commentant les messages, créant une amplification des discours agressifs. Cette contagion émotionnelle, concept inspiré de Rimé, voit des émotions négatives comme la colère ou le mépris se propager rapidement, transformant une altercation isolée en un phénomène collectif. Par exemple, un commentaire insultant peut être repris, commenté ou liké par d’autres, créant une spirale de violence verbale. Elle illustre cela par une « grammaire des interactions« , où les utilisateurs « rebondissent » sur les propos précédents pour alimenter la violence : « »si on a de la violence, on va rebondir sur de la violence« . Ce mimétisme, inhérent aux conversations en ligne, exacerbe les tensions par la rapidité et la visibilité des échanges.
Claire Hugonier a enrichi cette analyse en abordant la multimodalité des réseaux sociaux. Elle souligne que les émoticones et les GIFs ajoutent une complexité à la violence verbale, car ces éléments visuels, souvent perçus comme anodins, peuvent renforcer un propos agressif. Par exemple, un émoticon ironique ou un GIF moqueur peut transformer un message neutre en une attaque implicite, rendant l’analyse linguistique plus ardue. Cette multimodalité nécessite une approche fine pour décrypter les intentions et les effets des interactions en ligne, un défi intégré dans leur formation à la reconnaissance de la violence verbale.
Le silence comme violence : une condamnation indirecte
Une question du public sur le silence a suscité une réflexion approfondie sur sa dimension violente. Claire Hugonier a défini le silence violent comme un « acte de condamnation indirecte« , une forme de mépris qui nie l’existence de l’interlocuteur. Elle explique que « la non-considération de l’autre par le silence, ça dit beaucoup », car, contrairement à une insulte directe, le silence exclut totalement la personne ciblée : « l’autre n’existe plus« . Cette absence de reconnaissance est une violence subtile, mais puissante, car elle prive l’individu de son statut d’interlocuteur, générant un sentiment d’invisibilité et d’exclusion.
Claudine Moïse a nuancé cette analyse en soulignant la complexité du silence. Elle note que « le silence est très complexe« , pouvant être « bienveillant » ou « salutaire » dans certains contextes, comme un moment de réconfort, mais violent dans d’autres. La violence du silence dépend du contexte et de l’intention : « savoir à quel moment le silence fait violence et pourquoi » est essentiel. Par exemple, ignorer délibérément un message dans une conversation en ligne peut être perçu comme un rejet intentionnel, amplifiant le sentiment d’exclusion. Cette ambiguïté du silence en fait un outil de violence particulièrement insidieux, car il est difficile à confronter directement.
La délocution : un silence imposé en présence
Claudine Moïse a introduit le concept de délocution, une pratique où l’on parle d’une personne en sa présence à la troisième personne, la réduisant à un objet. Elle illustre cela avec des exemples concrets : « on s’adresse à une personne en disant ‘elle va bien ?’ ou bien au restaurant ‘elle va bien la petite dame ?’ « . Cette délocution, décrite avec une pointe d’humour (« ça me fait rire à chaque fois« ), est une forme de silence imposé, car elle exclut la personne de l’interaction directe : « on s’adresse à elle sans s’adresser directement par un emploi de la troisième personne« . Ce phénomène est fréquent dans des contextes institutionnels, comme les milieux médicaux ou les interactions de service, où il peut être ressenti comme une violence verbale détournée. Claudine Moise précise que « cela peut être ressenti comme ‘je suis là ou je suis pas là’ « , soulignant l’effet d’invisibilisation qui dévalorise l’individu.
La délocution, bien que subtile, s’inscrit dans les formes de violence verbale insidieuses abordées dans la présentation. Elle est particulièrement efficace dans des contextes où la personne ciblée ne peut pas facilement répondre, renforçant son sentiment d’impuissance. Par exemple, dans un cadre professionnel, un manager parlant d’un employé en sa présence à la troisième personne peut créer une dynamique d’exclusion, perçue comme une attaque implicite.
Réseaux sociaux et silence : une combinaison toxique
La combinaison des réseaux sociaux et du silence violent crée des dynamiques particulièrement problématiques. Sur les plateformes en ligne, le silence peut prendre des formes spécifiques, comme le « ghosting » (ignorer un message) ou l’exclusion d’une personne d’une conversation de groupe. Ces actes, facilités par l’anonymat et la distance numérique, amplifient leur impact émotionnel. Par exemple, ne pas répondre à un commentaire public peut être interprété comme un mépris délibéré, surtout si d’autres participants continuent l’échange, créant un effet d’isolement social. Claudine Moïse lie implicitement ces dynamiques à la violence verbale détournée, où le silence peut être une stratégie manipulatoire. Elle note que sur les réseaux sociaux, où « il y a de la manipulation, des injonctions contradictoires, des dénégations« , ignorer quelqu’un peut être aussi violent qu’une insulte directe, car il exploite la visibilité publique de l’interaction pour humilier. La caisse de résonance des réseaux sociaux aggrave cet effet : un silence intentionnel, vu par des tiers, peut être perçu comme une condamnation collective, renforçant la contagion émotionnelle.
Implications pour la médiation dans les espaces numériques
Les intervenantes ont relié ces enjeux à la médiation, bien que sans solutions spécifiques pour les réseaux sociaux. Claudine Moïse insiste sur l’importance de repérer les « signaux faibles » de violence potentielle, comme un silence prolongé dans une discussion en ligne, pour intervenir avant l’escalade. Elle suggère que la médiation langagière peut reposer un « cadre interactionnel » pour rappeler les règles de respect, même dans un contexte numérique : « on peut dire ‘Attendez, là, ça ne rentre pas dans le cadre’ « . Par exemple, un modérateur pourrait encourager un participant ignoré à s’exprimer, brisant le silence violent et rétablissant une interaction inclusive.
Claire Hugonier, à travers le diplôme universitaire (DU) « Violence verbale et médiation en situation professionnelle », propose une formation à la reconnaissance des formes subtiles de violence, comme le silence ou la délocution. Elle évoque une « hygiène cérébrale » pour identifier ces signaux, une compétence essentielle dans les espaces numériques où les émoticones, les silences ou les absences de réponse peuvent masquer une agression. Cette approche préventive vise à désamorcer les tensions avant qu’elles ne cristallisent, un enjeu crucial pour gérer les interactions en ligne où la rapidité et l’anonymat compliquent la médiation.
Une société moins violente, mais plus consciente
Interrogées sur l’évolution historique de la violence verbale, les intervenantes ont nuancé l’idée d’une société de plus en plus violente. Claudine Moïse a affirmé que, si la violence physique est moins tolérée, la violence verbale se déplace vers des formes subtiles comme le mépris, moins sanctionnables. Cependant, elle a souligné une prise de conscience croissante des discriminations, rendant la violence verbale moins acceptable. « La société n’est pas plus violente, mais la violence est plus exprimée et mieux identifiée« , a-t-elle conclu.
Claire Hugonier a ajouté que le « politiquement correct », souvent critiqué, peut être une stratégie pour protéger autrui, bien que son usage soit ambivalent. Les intervenantes ont promis de partager une bibliographie pour approfondir ces questions, soulignant l’accessibilité de leurs travaux.
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