‘Doctored – Fraud. arrogance and tragedy in the quest to cure Alzheimer’, un livre de Charles Piller
Un livre qui captive son public sur une fraude scientifique bien réelle mais qui élude l’essentiel, à savoir les causes systémiques de ce type de scandale
Dans Doctored: Fraud, Arrogance, and Tragedy in the Quest to Cure Alzheimer’s, Charles Piller dénonce les fraudes dans la recherche sur Alzheimer avec un talent narratif indéniable. Mais ce livre, qui recycle des scandales déjà exposés, mise un peu trop sur le sensationnalisme et passe à côté des causes systémiques qui gangrènent la science. Que nous apprend-il de neuf quand les dérives sont déjà connues ?
La maladie d’Alzheimer, qui frappe 55 millions de personnes dans le monde selon l’OMS (2021), reste un mur infranchissable pour la médecine. Dans Doctored: Fraud, Arrogance, and Tragedy in the Quest to Cure Alzheimer’s, Charles Piller, journaliste chevronné de Science Magazine, s’attaque aux fraudes scientifiques qui freinent la quête d’un remède. Son enquête, haletante comme un thriller, accuse des chercheurs, des institutions et l’hypothèse amyloïde d’avoir trahi les patients. Mais alors que ces scandales sont déjà documentés par des lanceurs d’alerte et des médias comme Citizen4Science, Doctored peine à surprendre. En privilégiant l’émotion et les coupables désignés, Piller esquive une analyse cruciale des rouages systémiques qui alimentent ces dérives, laissant le lecteur sur sa faim.
Un héros sous les feux de la rampe
Le livre s’ouvre sur Matthew Schrag, neuroscientifique à l’Université Vanderbilt, qui a démasqué en 2022 une fraude dans une étude de 2006 publiée dans Nature par Sylvain Lesné et Karen Ashe. Cette étude, qui attribuait les symptômes d’Alzheimer à la protéine amyloïde Aβ*56, a influencé des décennies de recherche avant d’être rétractée en 2023 pour manipulation d’images. Piller dépeint Schrag comme un justicier solitaire, défiant un establishment scientifique véreux. Ce portrait, chargé d’émotion, séduit : The Atlantic parle d’un « page-turner », et The Wall Street Journal d’une « enquête captivante ». Mais l’histoire de Schrag est un secret de polichinelle, relayée dès 2022 par Science et en 2023 par Citizen4Science. Piller enjolive un récit déjà public, misant sur le drame plutôt que sur des révélations inédites.
L’hypothèse amyloïde : une cible trop facile
L’hypothèse amyloïde, qui lie Alzheimer aux plaques amyloïdes dans le cerveau, est le fil rouge de l’enquête. Piller accuse cette théorie d’avoir accaparé des milliards de dollars, marginalisant des pistes comme l’inflammation cérébrale. La fraude de Lesné, selon lui, aurait entretenu cette hégémonie, détournant la recherche vers des traitements inefficaces comme Aduhelm, Leqembi ou Donanemab. Mais ce tableau est simpliste. The Lancet Neurology souligne que l’étude de Lesné, bien que frauduleuse, n’était pas un pilier des traitements actuels, qui ciblent des formes spécifiques d’amyloïde (oligomères, fibrilles). Piller omet ces nuances scientifiques, préférant un récit où la fraude explique tous les échecs. Ce parti pris, salué par The Economist comme « addictif », frôle le sensationnalisme, sacrifiant la complexité pour l’indignation.
Des scandales recyclés
Piller élargit son réquisitoire à d’autres cas : Berislav Zlokovic (Université de Californie du Sud) et Hoau-Yan Wang (City University of New York), accusés de manipulations d’images, ou Cassava Biosciences, dont le médicament Simufilam, basé sur des données douteuses, a valu une amende de 40 millions de dollars de la SEC. Mais ces affaires ne sont pas nouvelles. Dans un article de 2024, nous avions d’ailleurs déjà dénoncé les pratiques de Cassava et critiqué l’approbation hâtive d’Aduhelm par la FDA, sous influence des lobbies pharmaceutiques. L’analyse d’images par l’équipe de Piller, qui a scruté des centaines d’articles, confirme l’ampleur des fraudes, mais sans révéler de scandales inédits. Le journaliste a en outre tendance à généraliser ce qu’il rapporte en suggérant une crise généralisée de ce type de scandales, sans pour autant donner d’éléments à l’appui de l’amplification de problèmes qui peuvent être marginaux.
Les victimes : un levier émotionnel
Piller sait toucher le cœur. Il raconte les espoirs brisés des patients participant à des essais cliniques risqués, parfois mortels, pour des traitements aux bénéfices minimes, comme Aduhelm, qui provoque des hémorragies cérébrales. Ces récits, comparés par Gary Taubes à Dopesick, font vibrer les lecteurs. Mais ce pathos, poussé à l’extrême, frise l’exploitation. En insistant sur les tragédies individuelles, Piller minimise les progrès, comme les bénéfices modestes de Leqembi, Ce sensationnalisme, s’il captive, risque de semer la méfiance envers la recherche sans offrir de perspective constructive.
Les causes systémiques : le cœur du problème ignoré
Le plus grand défaut de Doctored est son silence sur les causes systémiques des fraudes, qui sont le véritable moteur des dérives. La recherche scientifique est un écosystème sous tension, où plusieurs dynamiques toxiques s’entrelacent. En premier la culture du « publish or perish » (publier ou mourir), qui fait que les chercheurs sont jugés sur leur productivité. Pour obtenir financements, promotions ou prestige, ils doivent publier dans des revues à fort impact, ce qui peut pousser certains d’entre eux à embellir voire falsifier des données. Cette pression pousse à des raccourcis éthiques, comme les manipulations d’images de Lesné. Il y a aussi le laxisme des revues scientifiques : Les journaux comme Nature privilégient les articles à fort retentissement, mais manquent de moyens ou de volonté pour vérifier les données. Les fraudes, comme celles de Zlokovic, passent inaperçues pendant des années, car le peer review (examen par les pairs) est souvent superficiel. Un autre facteur important sont les biais de financement. Le NIH, principal bailleur, favorise les projets alignés sur des paradigmes dominants, comme l’hypothèse amyloïde. Les idées novatrices, comme celles de Madhav Thambisetty sur l’inflammation, peinent à obtenir des fonds, freinant l’innovation. En 2023, nous notions dans ces colonnes que 80 % des financements Alzheimer allaient à des projets amyloïdes, marginalisant d’autres hypothèses. La complaisance institutionnelle est un véritable problème qui alimente les velléités de fraude. En effet, les universités, dépendantes des subventions et du prestige de leurs chercheurs, rechignent à enquêter sur les fraudes. Les cas de Zlokovic ou Wang illustrent cette inertie : les institutions protègent leurs stars pour sauvegarder leur réputation. La compétition académique s’avère tout autant un véritable fléau. La course au prestige encourage une culture de “starification” des chercheurs, où les figures comme Lesné ou Zlokovic sont intouchables jusqu’à ce que des lanceurs d’alerte comme Schrag, brisent le silence. Cette dynamique décourage la collaboration et la transparence. Le manque de reproductibilité est également facteur favorisant. Les études frauduleuses prospèrent car la science valorise les résultats novateurs plutôt que la vérification. Enfin, les intérêts pharmaceutiques on un rôle à ne pas négliger. Les laboratoires, motivés par le profit, poussent des traitements peu efficaces via des essais cliniques biaisés ou des pressions sur la FDA. L’approbation d’Aduhelm, dénoncée sur notre média en 2023, montre comment les lobbies influencent les régulateurs, au détriment des patients.
L’auteur journalisteeffleure ces problèmes, mais préfère les anecdotes choc, les portraits de fraudeurs et les drames humains à une analyse rigoureuse. En ignorant les causes profondes permettant l’ébauche de solutions, Doctored reste un constat indigné, pas un guide pour le changement.
Que nous apprend Doctored ?
Que retire-t-on de ce livre ? Pour les néophytes, Doctored est une introduction saisissante aux scandales liés à la recherche médicale sur l’Alzheimer, portée par un style accessible et des récits humains. Mais pour ceux qui suivent le sujet de près, l’enquête déçoit. Les fraudes de Lesné, Zlokovic ou Cassava étaient déjà publiques, et les critiques de l’hypothèse amyloïde, bien que pertinentes, datent d’un bon nombre d’années. Piller compile ces éléments dans un récit dramatique, mais son obsession pour l’émotion masque l’absence de nouvelles perspectives. Les questions cruciales des changements nécessaires dans la recherche restent en suspens.
Le livre captive, mais son sensationnalisme le dessert.Doctored est un cri d’alarme qui séduit par son style haletant et ses drames humains. Mais en recyclant des scandales connus et en misant sur l’émotion, Charles Piller livre une enquête qui manque de substance. Les fraudes dans la recherche sur la maladie d’a Alzheimer, dénoncées par Citizen4Science et d’autres, sont un symptôme d’un système malade, entre pression académique, biais financiers et laxisme institutionnel. En ciblant des coupables plutôt que ces causes, Doctored divertit plus qu’il n’éclaire. Pour réformer la science, il faudra creuser plus loin.
Livre édité par Atria/One Signal Publishers, février 2025, en langue anglaise (pas de traduction en français à la date de notre article
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