Mobilité professionnelle public-privé : un levier au point mort, sous-exploité pour des raisons économiques, réglementaires et culturelles
Un rapport qui vient d’être publié par la Cour des comptes expose les failles des mobilités entre secteurs public et privé en France, entravées par des obstacles structurels mais aussi une vision opposant académiques et industriels. Ce cloisonnement, notamment visible dans le secteur santé ou l’approche des médias, retarde la France face aux défis de l’innovation
Dans un monde où l’agilité et l’innovation sont cruciales, les passerelles entre secteurs public et privé pourraient transformer l’action publique. Le rapport de mai 2025 de la Cour des comptes sur Les mobilités entre les secteurs public et privé que nous avons lu révèle un retard préoccupant en France. Avec seulement 2,5 % des agents publics – sur un effectifs de 5 millions – ont rejoint le privé en 2022. Cela atteste d’échanges qui restent marginaux, freinés par des barrières réglementaires et économiques ainsi qu’une vision faussée qui oppose les fonctionnaires et académiques. Le premiers sont perçus comme dévoués à l’intérêt général, les acteurs privés étant souvent jugés comme opportunistes et vénaux. Ce manichéisme, qui glorifie les uns comme dépositaires du savoir et diabolise les autres, est assez visible dans le secteur santé et médical, et en ricochet, dans le journalisme scientifique qui souvent identifie mal les experts en la matière des sujets abordés. En tous les cas, repenser et favoriser ces mobilités est urgent pour répondre aux défis contemporains.
Constat alarmant : des mobilités très limitées
Lerapport de la Cour des comptes dresse un tableau sans équivoque : les mobilités entre secteurs public et privé sont rares. En 2022, seuls 2,5 % des agents publics ont effectué une transition vers le privé, soit environ 10 000 personnes (chiffre 2019), selon les estimations. Les flux inverses, du privé vers le public, sont encore plus faibles, ayant donc valeur d’exception.
Ce faible dynamisme contraste avec des pays comme le Royaume-Uni ou les États-Unis, où les passerelles sont mieux établies. Alors qu’en France, le modèle d’évolution professionnelle reste l’ascension hiérarchique, aux États-Unis, les parcours transversaux sont encouragés et considérés comme valorisant un CV. Ainsi, le Senior Executive Service encourage les hauts fonctionnaires à acquérir une expérience privée, enrichissant leurs compétences dans le public. Chez nous, une vision faussée et caricaturale freine ces échanges : le privé est souvent perçu comme incompatible avec les valeurs du service public, une méfiance qui a trouvé un écho dans la crise du Covid-19. À l’époque, l’industrie pharmaceutique, malgré son rôle décisif dans le développement des vaccins, a été vilipendée, accusée de vénalité, et tout particulièrement les médecins-chercheurs du public collaborant avec l’industrie ; or cette collaboration est tout simplement une obligation pour permettre l’évaluation des médicaments innovants à l’hôpital. Qui voudrait que les molécules développées par les firmes pharmaceutiques soient commercialisées avant d’être évaluées chez les patients ? Cette même vision binaire imprègne les médias et le journalisme scientifique et santé ; on y est souvent convaincu que le savoir légitime réside exclusivement chez les experts académiques, aux connaissances parfois théoriques sur certains sujets, et rejettent les industriels qui ont « les mains dans le cambouis », en d’autres termes les experts de terrain, perçus comme corrompus et indignes d’être interviewés. Cette approche conduit à privilégier des voix académiques exclusivement ou, pire, de faux experts autoproclamés sur les réseaux sociaux, dépourvus de formation ou d’expérience sur des sujets comme l’épidémiologie, la recherche clinique et son éthique ou la pharmacovigilance, au détriment d’experts industriels qualifiés qui sont au cœur du développement des normes en la matière.
Des freins multiples et persistants
Les obstacles aux mobilités sont aussi réglementaires et économiques. Le cadre juridique, malgré la loi de transformation de la fonction publique de 2019, reste complexe. Les règles de déontologie, nécessaires pour éviter les conflits d’intérêts, sont parfois appliquées de manière trop rigide, dissuadant les agents publics de rejoindre le privé. Les écarts de salaires et de protections sociales compliquent également les transitions. Par dessus tout, une culture de cloisonnement persiste, alimentée par une vision binaire qui glorifie les académiques comme gardiens du savoir et diabolise les industriels comme mus par le profit. À titre d’exemple, et pour illustrer la quasi inexistence de transfert privé vers public, cette mentalité se retrouve dans la situation des pharmacies à usage intérieur (PUI) dans les hôpitaux publics, où une pénurie de pharmaciens hospitaliers aggrave les déserts médicaux. Comme nous l’évoquions dans notre récent article, un vivier de pharmaciens industriels, aux compétences transférables en gestion des médicaments, conduite d’essais cliniques et pharmacovigilance, pourrait partiellement pallier ce déficit, mais les rigidités des carrières publiques et certains monopoles bloquent cette solution. De même, nous l’avons dit dans le chapitre précédent, mais pourquoi ne pas le répéter, dans le journalisme scientifique, cette vision caricaturale conduit à écarter les experts industriels, pourtant essentiels pour décrypter des sujets techniques, au profit de commentateurs autoproclamés sur les réseaux sociaux, souvent eux-mêmes des fonctionnaires en quête de reconnaissance qui appuient la caricature néfaste et surtout sans expertise réelle des sujets abordés, ce qui appauvrit le débat public et favorise la désinformation.
Les bénéfices sous-estimés des mobilités
Lorsque les mobilités ont lieu, elles prouvent leur valeur. Les agents publics ayant travaillé dans le privé reviennent avec des compétences en gestion de projet et en innovation, modernisant l’administration. Inversement, les professionnels du privé découvrent dans le public une vision de l’intérêt général qui enrichit leur pratique. La synthèse du rapport cite l’exemple de détachements dans des start-ups technologiques, où des fonctionnaires ont contribué à des projets innovants tout en acquérant des compétences numériques. La crise du Covid-19 a illustré l’urgence de ces collaborations : les partenariats public-privé dans le développement des vaccins ont montré comment l’expertise industrielle pouvait accélérer les réponses aux crises. Pourtant, en France, la vision caricaturale des industriels comme vénaux a freiné une coopération optimale, comme dans la distribution des masques. Dans le journalisme scientifique, cette même méfiance envers les industriels limite la qualité de l’information. Et on va se répéter encore : en négligeant ces experts au profit de figures académiques ou de commentateurs autoproclamés souvent moins voire peu ou pas qualifiés, mais fréquemment politisés les médias passent à côté d’analyses pointues sur certains sujets, et cela peut contribuer à la défiance en la science. Des messagers crédibles sont souvent aussi importants que les messages.
Vers une nouvelle dynamique
Pour surmonter ces obstacles, la Cour des comptes formule sept recommandations. Il s’agit d’abord de simplifier les démarches administratives et de clarifier les règles de déontologie pour encourager les mobilités sans compromettre l’éthique, notamment en facilitant les démarches auprès de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). Ensuite, développer des outils d’accompagnement, comme des formations personnalisées ou des conseils pour les agents en mobilité, permettrait de mieux structurer ces transitions. Une réforme des grilles salariales, notamment pour les postes à haute responsabilité, rendrait le secteur public plus attractif pour les talents privés. Par ailleurs, promouvoir une culture de la mobilité à travers des campagnes de sensibilisation et des formations croisées est essentiel pour déconstruire la vision binaire des gentils académiques et méchants industriels. Faciliter le retour des agents publics après une expérience dans le privé, en valorisant leurs nouvelles compétences, est également crucial. S’inspirer des bonnes pratiques internationales, comme le programme danois de rotation des cadres ou les partenariats public-privé britanniques, pourrait dynamiser les échanges. Enfin, un meilleur pilotage des mobilités, via des indicateurs et un suivi interministériel, permettrait d’évaluer leur impact et d’optimiser leur gestion. À l’image du journalisme scientifique, où les rédactions gagneraient à avoir des des rérérents experts industriels pour traiter des sujets techniques, la fonction publique doit valoriser les apports du privé pour s’adapter aux défis du XXIe siècle.
Que retenir ?
La France accuse un retard dans les mobilités public-privé, un frein à l’innovation et à l’efficacité de l’action publique. Comme dans le secteur médical, où la pénurie de pharmaciens hospitaliers illustre les rigidités des carrières publiques, ou dans le journalisme scientifique et santé, où la vision caricaturale des industriels et le recours à des faux experts autoproclamés appauvrissent le débat, ce cloisonnement pénalise le pays. La crise du Covid-19 a été l’occasion de montrer au grand public que du côté de la recherche sur les médicaments, les synergies public-privé sont indispensables. Le rapport de mai 2025 de la Cour des comptes est un appel à l’action : il est temps de lever les barrières culturelles et structurelles pour construire une fonction publique agile, enrichie par les talents et les savoir-faire des deux secteurs qui ne sont pas voués à la concurrence mais à la synergie.
Illustration d’en-tête : Andrea pour Science infused
Science infuse est un service de presse en ligne agréé (n° 0329 X 94873) piloté par Citizen4Science, association à but non lucratif d’information et de médiation scientifique.
Non subventionné, notre média dépend entièrement de ses contributeurs pour continuer à informer, analyser, avec un angle souvent différent car farouchement indépendant. Pour nous soutenir, et soutenir la presse indépendante et sa pluralité, faites un don pour que notre section site d’actualité et d’analyse reste d’accès gratuit !
avec J’aime l’Info, partenaire de la presse en ligne indépendante

